Ce samedi 11 mai 1968 n'est pas un jour comme les autres, en France tout du moins. C'est le point culminant des évènements étudiants. Toute la nuit précédente, Paris a été livré aux émeutes et aux barricades. Le Quartier latin a été le cadre d'affrontements d'une violence sans précédent et le pays se réveille hébété, avec la sensation d'être au bord du gouffre. Et à l'étranger, on assiste, incrédule, à ce déchaînement soudain, en se demandant ce qui se passe. C'est dire que personne ne prête attention à ce qui se produit au même moment dans une des villes industrielles les plus pauvres d'Angleterre. Tout cela fait partie du quotidien, semble sans importance. Et pourtant... Nous sommes à Newcastle, agglomération de deux cent cinquante mille habitants, à quatre cents kilomètres au nord de Londres. Il ne fait guère bon vivre dans ces rues aux maisons de briques rouges toutes semblables. L'usine la semaine et le pub le week-end : telle ici est la vie de la plupart des gens. Rien d'étonnant, dans ces conditions, que Newcastle se distingue par une criminalité et un alcoolisme au-dessus de la moyenne. Le taux de chômage de 4,2% pourrait faire rêver aujourd'hui, mais en cette période de croissance et de plein emploi, il est, lui aussi, anormalement élevé... Dans l'agglomération de Newcastle, Scotswood est un des faubourgs les plus déshérités. C'est là qu'on trouve ceux qui occupent les plus bas emplois et une bonne part des chômeurs... Ce samedi 11 mai 1968, au début de l'après-midi, le pub Delaval Arms est comble, comme chaque semaine à pareille heure, lorsque le patron appelle la police. — Un petit garçon de trois ans a été blessé à la tête. Il saigne. Il faudrait une ambulance. — On arrive. Qui l'a découvert ? — Deux petites filles... La police vient sans tarder. Le bambin, John G., saigne effectivement en abondance de la tête. Il a pu être victime d'une chute, à moins que ce ne soit un coup, car il est choqué et incapable de dire quoi que ce soit. L'ambulance l'emmène à l'hôpital où son état se révélera heureusement sans gravité. Quant aux deux petites filles, elles attendent sagement dans le pub... Il s'agit de Norma Bell, treize ans, et de Mary Bell, onze ans. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, bien qu'elles portent le même nom, elles n'ont aucun lien de parenté. Elles sont voisines et amies inséparables. Elles ne se ressemblent d'ailleurs pas. Norma Bell est une longue fille brune, au physique ingrat, comme c'est courant à cet âge. Rien, chez elle, n'attire spécialement l'attention. Elle est plutôt gauche et, pour tout dire, insignifiante. Mary Bell, c'est l'inverse. Bien qu'elle ait deux ans de moins que Norma, c'est elle qui semble l'aînée. Elle est plutôt petite, mais à la différence de Norma, elle attire, pour ne pas dire fascine... Il y a sa beauté, d'abord : un visage à l'ovale gracieux, avec des cheveux noirs coiffés en bandeaux et des yeux d'un bleu intense. Mais elle est plus que jolie. Elle possède déjà un charme de femme, auquel ses lèvres bien dessinées apportent quelque chose de sensuel. Elle est extrêmement expressive, donnant tour à tour, par ses regards ou ses sourires, l'impression d'un petit ange ou d'un petit démon. Oui, Mary Bell, même s'il est facile de le dire quand on connaît la suite, a la beauté du diable, une beauté perverse... Il y a pourtant un détail qui ne cadre pas avec le reste, ce sont ses mains. La délicate et gracieuse Mary a des mains aussi massives que celles d'un garçon, aux doigts épais et forts... Toujours est-il que Norma et elle viennent déposer devant la police, le lendemain 12 mai, dans la matinée. Voici la déclaration de Norma, devant le sergent Lindgren, matricule 462 : «Vers 13 h 30, le samedi 11 mai 1968, je jouais dans la rue avec mon amie Mary Bell et on a rencontré John G. (A suivre...)