Solingen, ce n'est pas si loin de la France. C'est même tout près : une ville de cent soixante mille habitants, aux environs de Cologne, dans l'ouest de l'Allemagne, une ville industrielle comme il y en a tant dans le pays, à deux ou trois heures de TGV de Paris, quand il sera en fonction. C'est tout près et c'est une raison de plus de revenir sur ce qui s'est passé le samedi 29 mai 1993, à Solingen. C'est la nuit... Il est un peu moins de deux heures du matin. Dans une maison de trois étages habitée par des familles turques, vingt personnes en tout, un incendie se déclare soudain. C'est la panique. Le feu, qui a pris dans le hall, se propage par l'escalier à une vitesse foudroyante, coupant la retraite aux occupants. Plusieurs personnes se jettent par les fenêtres et les pompiers tardent à venir. Quand le sinistre est enfin maîtrisé, le bilan est lourd : cinq Turcs, dont deux fillettes de quatre et neuf ans, ont péri. Plusieurs personnes ont été blessées, dont deux enfants de sept mois et trois ans, qui se trouvent dans un état critique. L'incendie est d'origine criminelle : on a retrouvé des traces de combustible sur les marches de la maison. Dans toute l'Allemagne, qui apprend la nouvelle au matin du dimanche, l'émotion est immense. Il s'agit sans nuI doute d'un attentat raciste, et ce n'est pas le premier. Six mois plus tôt, dans un incendie identique à Moelln, trois Turques, dont deux fillettes, avaient été brûlées vives. Et par une coïncidence qui n'en est peut-être pas une, les incendiaires présumés, deux néo-nazis de dix-neuf et vingt-cinq ans, sont actuellement en train d'être jugés. Tout cela évoque de terribles souvenirs pour le peuple allemand et les autorités réagissent aussitôt. Rudolf Seiters, le ministre de l'Intérieur, se rend sur les lieux le matin même. Klaus Kinkel, le ministre des Affaires étrangères, dans un télégramme à son homologue turc, se déclare «atterré par une telle atrocité». Les premières réactions sont néanmoins empreintes de modération. A Solingen, un millier de personnes se réunissent spontanément pour protester dans le calme. Dans toute l'Allemagne, les équipes de football de première division, qui jouent ce dimanche-là, observent une minute de silence avant leur match. Sur le plan policier, les choses ne traînent pas. Quelques heures seulement après l'incendie, un adolescent de seize ans est arrêté et inculpé de «meurtres, tentative de meurtre et incendie criminel aggravé». Les autorités refusent d'en dire plus, notamment de révéler son identité et les motifs de son acte. On pense alors que ces résultats vont contribuer à préserver le calme qui s'est maintenu jusque-là. C'est exactement l'inverse qui se produit : la colère de la population turque éclate brutalement. Les Turcs constituent la plus forte communauté immigrée d'Allemagne : 1,8 million. Ils avaient réagi avec modération au premier attentat qui les avait frappés, celui de Moelln, six mois auparavant, mais cette fois c'est l'explosion, et l'arrestation du coupable présumé n'y fait rien. Cinq mille Turcs affrontent pendant une partie de la nuit du dimanche 30 mai au lundi 31 mai 1993 la police dans différents quartiers de Solingen. Les manifestants allument des feux, saccagent le mobilier urbain et les vitrines. La police procède à dix-sept arrestations. Le lendemain, Solingen affiche un visage de désolation : débris de verre, poubelles calcinées, vestiges de barricades. Les dégâts sont évalués à quatre millions de francs. L'ambassadeur de Turquie en Allemagne lance un appel au calme : «Bien que ce soit difficile dans une telle situation, j'appelle tous nos concitoyens turcs à ne pas répondre à la violence par la violence.» Il ajoute : «Les gouvernements turc et allemand travaillent ensemble pour améliorer la sécurité des Turcs installés en Allemagne.» De son côté, Klaus Kinkel, ministre des Affaires étrangères, présente de nouveau les excuses des autorités : «Nous avons honte de cet acte terrible. Nous demandons votre pardon...» (à suivre...)