Esther Borstein est heureuse. Nous sommes en 1939 et elle est parvenue à fuir la Pologne juste avant qu'un monstre nommé Adolf Hitler ne mette la main dessus. Pour Esther, jeune violoniste de talent, il n'y avait qu'une seule direction vers la liberté : l'Ouest, loin de l'ogre soviétique. L'Ouest, c'est-à-dire la France d'abord et, qui sait, l'Amérique, peut-être un jour. Esther pense à sa famille restée à Varsovie, dans le ghetto. Quand reverra-t-elle papa, maman et ses frères et sœurs ? Arrivée à Paris avec un tout petit baluchon, elle a quelques dollars rassemblés par la famille. Juste assez pour prendre une petite chambre dans un hôtel près de la gare de l'Est. Esther considère le carnet d'adresses qu'elle a dans son sac à main. Bien sûr ce ne sont pas les Polonais qui manquent à Paris. Entendons-nous bien, les israélites polonais. Les autres... n'en parlons pas. Ce sont deux mondes différents. «Voyons, il y a Moshe Borstein, le cousin de papa. Il est tailleur dans le quartier du Sentier, mais il doit avoir au moins soixante-cinq ans... Ni le même métier ni la même génération. Que pourrait-il faire pour moi ?» Esther, pourtant, se décide à rendre visite au cousin. Elle est reçue à bras ouverts. Mais la situation se gâte rapidement. Après sa deuxième visite, le cousin Borstein met les points sur les i : — Esther, tu es belle et jeune. Tu devrais te marier. Tu as vu mon fils, Isaac. Ne penses-tu pas qu'il ferait un bon mari ? Vous pourriez nous donner de nombreux petits-enfants. C'est Dieu qui t'envoie. Esther a vu Isaac. Très peu pour elle. Elle est violoniste dans l'âme. Malgré la tourmente qui commence à s'abattre sur l'Europe, malgré les difficultés de tous ordres, elle veut croire en son destin : tous les jours elle passe de longues heures à jouer du violon ce qui provoque d'ailleurs les récriminations des autres clients de l'hôtel : — Alors, on ne peut plus dormir ! Si vous croyez que c'est agréable d'entendre ce crincrin quand on a travaillé toute la nuit ! Ce n'est pas juste, Esther et son violon sont déjà dignes d'intérêt. Toujours est-il que notre jeune artiste, vingt-quatre ans à peine s'éloigne du cousin Borstein et des projets matrimoniaux qu'on fait pour elle. Elle cherche désespérément du travail. Oh, bien sûr, elle pourrait être serveuse dans un restaurant casher, ou faire des ménages chez des bourgeois, mais non, violoniste elle est, violoniste elle le restera. Elle apprend que les musiciens de Paris se réunissent en fin d'après-midi aux alentours de la place Pigalle et de la place Blanche : c'est là que se recrutent ceux qui feront partie des «affaires» à saisir : — Il y a un mois de saison à faire aux Sables-d'Olonne. Ils cherchent un contrebassiste et un pianiste. Ça t'intéresse ? — Au Raspoutine, la place de violoniste est libre. Ils cherchent quelqu'un. C'est bien payé et il y a les pourboires. Esther, malgré sa timidité et son accent polonais, ose se mêler à la conversation : — Excusez-moi, si on cherche une violoniste, je suis disponible. — Désolée, ma petite dame : ce n'est pas un orchestre féminin. Uniquement des hommes. Et en plus, il faut connaître le répertoire tzigane sur le bout des doigts. Pour Esther, les promenades dans les rues de Paris sont une merveilleuse aventure toujours renouvelée. Même si elle est seule. Parfois elle s'égare dans les cimetières parisiens, le Père-Lachaise, le cimetière Montmartre, le cimetière Montparnasse. A suivre Pierre Bellemare