Cela s'est passé en 1960, une époque où la Corse ne faisait pas parler d'elle dans les médias, où elle se contentait d'être un pays sauvage, d'une beauté sans égale et où se produisaient des histoires qui n'auraient jamais pu se passer ailleurs. Nous sommes à Piedimonte, village du centre de l'île, qui n'a, pour ainsi dire, pas changé depuis le Moyen Age, avec ses hautes maisons à plusieurs étages pour la plupart inhabitées, ses châtaigniers et ses cochons sauvages qui se promènent librement. Ce jour-là, Antonia Pietri, l'épicière, une femme maigre, vêtue de noir, qui fait entre cinquante et soixante ans, ferme la porte de sa boutique à l'heure accoutumée. Elle a dans la main un panier recouvert d'un torchon. Elle traverse rapidement la place, sans adresser un regard aux deux commères qui discutent ni aux trois petits vieux qui sont assis sur leur banc habituel, et disparaît par la sortie du village allant vers la montagne. A priori, il n'y a rien d'extraordinaire à ce que l'épicière se rende quelque part dans la montagne et pourtant, les petits vieux, comme les commères, comme tout le village de Piedimonte, ne parlent que de cela et se posent tous exactement la même question : — Vous y croyez, vous, à leur réconciliation ? Pour comprendre la situation, il faut se reporter trente-cinq ans plus tôt. Antonia et Julia Pietri, les filles de l'épicier, avaient respectivement vingt et dix-huit ans. Antonia était fiancée avec Pascal Simonetti, le fils des propriétaires de la bergerie au-dessus du village. Antonia était heureuse. Elle aimait Pascal et elle estimait avoir beaucoup de chance car elle n'était pas spécialement jolie, beaucoup moins en tout cas que Julia, de loin la plus ravissante fille du village. Et puis brutalement, Pascal a rompu les fiançailles. Il a dit à Antonia : — Nous ne nous marions plus. J'épouse Julia. Tout le monde à Piedimonte a souffert pour Antonia, mais il n'y avait rien à faire. Après le mariage, Julia Pietri est allée vivre avec son mari, en haut, dans la bergerie, et Antonia est restée à l'épicerie. Elle ne s'est jamais mariée et elle n'a revu sa sœur qu'à l'enterrement de leur père, puis de leur mère. Julia et Pascal Simonetti ne descendaient jamais à Piedimonte par respect pour Antonia. Ils vivaient dans la montagne, du seul produit de leur ferme. Et puis, en 1945, alors que Julia et Pascal étaient mariés depuis vingt ans, a eu lieu le drame : Pascal s'est tué dans un chemin escarpé où son mulet a glissé. Julia a pris le deuil et, par un geste extraordinaire, Antonia aussi. Depuis, les deux sœurs ennemies, vêtues toutes deux de noir, l'une régnant sur la bergerie, l'autre sur l'épicerie, ont vécu en s'ignorant. Cela a duré quinze ans. Jusqu'à un jour de février 1960 où les habitants de Piedimonte ont vu Antonia fermer sa boutique à midi et prendre la sortie du village allant vers la montagne. Il n'y avait aucun doute : Antonia allait voir Julia. Mais dans quelles intentions ? Agressives ou pacifiques ? On en a eu la réponse le lendemain, un dimanche, lorsque Julia a paru à l'église où elle était venue quatre fois depuis trente-cinq ans et a pris place à côté de sa sœur. Tout Piedimonte a regardé ces deux femmes voilées de noir, portant le deuil du même homme, qui s'inclinaient et s'agenouillaient ensemble. Il fallait se rendre à l'évidence : Antonia et Julia s'étaient réconciliées, mais pourquoi ? Son panier rempli de provisions à la main, Antonia marche à petits pas en direction de la bergerie. Elle, elle sait la réponse à la question que se pose tout Piedimonte. (A suivre...)