Evocation - C'est devant sa tombe que Yamna la courageuse a été évoquée, et avec elle les dures réalités de cette contrée berbérophone des monts du Cheliff, à l'époque du colonialisme. A El-Maine, un hameau de la région de Ténès, Yamna subvenait aux besoins de sa petite famille composée de six garçons, deux filles et un époux aliéné qui, mordu par un chien enragé et mis en quarantaine dans un hangar où étaient suspendues des grappes d'ail et de piments rouges qui séchaient et «ne trouvant rien d'autre à se mettre sous la dent, s'était vu obligé d'en manger quotidiennement. Ironie du sort, il guérit de cette rage sans être vacciné», raconta Yamna, trente-cinq ans après. En ces temps de disette, Yamna vendait au village ce que son lopin de terre produisait et elle passait maître dans l'art de la poterie et du tissage traditionnels. Ses enfants, très beaux, les yeux clairs, à l'image de l'aîné Abdelkader, ne se firent pas prier pour prendre les armes et passer à l'acte, sinon aux commandes du groupe de combattants de la région. Même sa fille Memma en fit autant et épousa son cousin qui tomba au Champ d'honneur en 1961. Yamna, qui a vécu jusqu'en 1986, n'a jamais vanté les mérites de ses enfants car, selon elle, «quiconque se trouvait dans cette situation aurait agi de la même façon». A quatre-vingts ans, Yamna faisait de longs trajets à pied, un enfant, l'un de ses petits-fils, sur le dos et un paquet sur la tête. Trapue, vive, le poids des ans n'avait jamais découragé cette femme qui ne pesait pas plus de cent livres. Un couteau toujours accroché à la taille, Yamna savait tout faire, même les durs travaux d'hommes. Elle égorgeait les bœufs lors des fêtes et cuisinait pour les nombreuses personnes invitées sans pousser un soupir de fatigue. Elles s'exprimait dans sa langue maternelle, un dialecte berbère, proche du chenoui et du chelhi. Son seul secret, c'est qu'on n'a jamais vu Yamna verser de larmes. Mère de quatre martyrs, dont deux exécutés sur ses genoux, Yamna a été longuement torturée par l'armée coloniale, qui a surpris un groupe de moudjahidine chez elle et qu'elle avait réussi à faire fuir par l'oued qui jouxtait sa demeure. Le mal qui continuait à la ronger, jusqu'après l'indépendance, se situait au niveau de ses gencives, qu'aucun remède ne calmait, hormis la chique à laquelle elle s'était habituée. Yamna était respectée par ses consœurs car elle avait réussi à leur procurer des droits qu'elles avaient vainement revendiqués. Quand elle passait au village de Sidi Akacha, les notables couraient vers elle, vers cette dame de fer qui était pour tout le monde «Mère Yamna». Oui, Yamna était la mère de tous et des martyrs en particulier. Cette mère, qui ne versait pas de larmes, pleurait intérieurement un pays qu'elle aimait. Dans son agonie, Yamna a évoqué des noms que seul son fils, qui a participé à la guerre, a réussi à reconnaître : il s'agissait des martyrs qu'elle avait fréquentés. A la veille de ce 8 mars, on se doit bien une pensée pour cette grande dame.