Tandis que si elle ne fait que l'abandonner, il aura du chagrin, certes, mais tempéré. Il sera surtout vexé : état d'esprit excellent qui me permettra de faire rapidement sa conquête. Il sera comme la majorité des hommes qui, en pareil cas, mettent leur point d'honneur à ne pas paraître ridicules. Devenu mon amant, il ne sera plus ridicule puisqu'il se sentira vraiment aimé...» ... Mon assistante, malgré ses raisonnements subtils, n'avait pas tout prévu... De même qu'elle n'avait pas songé une seconde que la pauvre Mme Boitard accomplirait le geste désespéré, de même elle ne pouvait se douter qu'avant de mourir la femme du notaire écrirait deux lettres... Deux lettres qu'elle avait dû poster tard dans la soirée et qui n'étaient parvenues à leurs destinataires que le lendemain par le courrier de cinq heures de l'après-midi, c'est-à-dire une dizaine d'heures après qu'elle eut cessé de vivre ! Je suis certain d'avoir été le seul, en dehors des deux destinataires, à prendre connaissance de ces lettres. En effet, quand je revins vers six heures du soir de ma tournée chez les Gervais et au château où j'avais annoncé la nouvelle à Christiane, quelqu'un m'attendait dans mon cabinet... Un homme qui n'y avait encore jamais pénétré : le lieutenant Deval. J'étais stupéfait. Il ne me laissa pas d'ailleurs beaucoup de temps pour reprendre mes esprits... Il se tenait droit, sanglé dans son uniforme des Eaux et Forêts, adossé à mon bureau. Il me tendit d'un geste brusque une lettre en disant d'un ton sur lequel il était difficile de se méprendre : — Lisez ça, docteur ! Je lus et, au fur et à mesure que ma lecture progres-sait, je crus devenir fou. Je lui rendis enfin la lettre en balbutiant : — Mais c'est insensé, mon lieutenant ! — N'est-ce pas ? J'attends que vous me donniez une explication, docteur. — Quelle explication pourrais-je donner ? II n'y en a pas ! — Comment ? C'est cependant vous qui lui avez dit qu'elle avait un cancer ? — Je vous jure que non ! — Je vous prie, docteur, de faire très attention à ce que vous allez répondre ! II n'y a que vous, qui étiez son médecin et le seul médecin de la ville, qui ayez pu lui mettre cette idée-là en tête ! Je sais que Jeanne est venue vous voir, il y a environ trois mois, pour vous demander d'examiner une petite grosseur qui s'était révélée depuis quelque temps sous son sein droit. — Vous me paraissez parfaitement renseigné sur les moindres gestes de Mme Boitard... N'est-ce pas assez surprenant de la part de quelqu'un qui, pas plus tard que ce matin, semblait ne pas attacher la moindre impor-tance à ce qui avait pu lui arriver de fâcheux ? (A suivre...)