Portrait Trapue, Kheira a le visage ridé et même buriné par les années et le labeur. Nous sommes en 1950, Oran est déjà une assez grande ville et prépare fébrilement l?ouverture, dans le quartier d?Eckmühl, de ses nouvelles arènes. Normal, la ville est espagnole. Elle vit à l?espagnole et surtout parle catalan. Sid El-Houari est surpeuplé de réfugiés républicains chassés par Franco. Derb aussi, mais peut-être beaucoup plus par la communauté juive. Le port, pendant naturel de Sid El-Houari, est quasiment aux mains des Espagnols, du moins dans le secteur de la pêche. La petite salle de cinéma «Familial», construite au début du siècle sous le mausolée même du patron de la ville : cheikh El-Houari, reste l?espace convivial le plus approprié pour les habitants des cités riveraines. Et comme à l?époque les jeunes amoureux avaient pris l?habitude de se donner rendez-vous dans une impasse pour échapper aux regards curieux, la ruelle avait fini par s?appeler «La Cala», ce qui signifie tout simplement ruelle en espagnol. Or, précisément au niveau de ce passage habitait une vieille Algérienne retraitée des hôpitaux. Elle aimait, en fin d?après-midi, surtout en période de canicule, arroser avec un sceau d?eau le trottoir devant sa maison pour plus de fraîcheur, s?asseoir sur une chaise longue et voir aller et venir ce petit monde de Sid El-Houari. Kheira, c?est son nom, était une femme trapue, la soixantaine bien tassée, un visage ridé et même buriné par l?âge et le dur labeur dans les hôpitaux coloniaux. Un indécrottable fichu vissé sur l?épaule, elle terminait sa vie en beauté : une retraite confortable et un pèlerinage aux Lieux-Saints de l?islam. On ne lui connaissait aucune famille, aucun enfant ni petit-enfant. On avait l?impression que Kheira était née toute seule, sans cordon ombilical, sans attache, sans tutelle, sans tuteur, comme une génération spontanée. Et qu?elle se trouvait là parce qu?il fallait qu?elle soit là, au même titre que les palissades, les poteaux électriques et le mobilier urbain. Avec son franc-parler ajouté à un caractère trempé, Kheira était respectée et même crainte. De temps à autre, une femme enceinte venait lui demander quelques menus conseils sur sa grossesse, ce qu?elle faisait d?ailleurs toujours avec plaisir. Et puis, ce qui devait arriver arriva. Ne l?ayant pas aperçue depuis trois jours, les voisins, inquiets, appelèrent la Protection civile qui défonça la porte de la petite demeure pour découvrir, allongée au fond du couloir, la pauvre septuagénaire, morte, le corps refroidi par une mort qui remontait à quarante-huit heures au moins. Mais la «Cala» sans Kheira, pour toutes les familles qui résidaient là depuis cinquante ans pour certaines, n?avait pas de sens, n?avait pas de sel et manquait de charme. Alors, on l?appela en souvenir de cette grande dame, la Cala de Kheira (la rue de Kheira), terme passé à la postérité jusqu?après l?indépendance. Et lorsqu?aujourd'hui l?on demande à de très vieux «taxieurs» la destination de la Cala de Kheira, ils vous regardent, surpris, avec des yeux d?où une larme est prête à couler.