Les deux garçons sont couchés dans l?herbe mouillée, à l'extrémité de la piste bétonnée. Il pleut, mais ce n'est pas une pluie très froide. La température est douce, au début du mois de juin, à Cuba. Ils ont des chemises légères et des pantalons de treillis. Ils sont trempés et ils ont peur. Le Douglas DC 8 est à trois kilomètres et demi, juste en face d'eux, en train de faire son point fixe. A cette distance, il ne paraît pas gros. Du fait de la perspective, la piste bétonnée, parfaitement rectiligne, leur apparaît comme un ruban très large devant eux, se rétrécissant très vite en direction de l'avion lointain. Les deux garçons ont peur, parce que c'est la première fois qu'ils osent rester couchés au bout de la piste, exactement en face d'un quadriréacteur au décollage. Ils ont beau savoir que l'avion sera déjà en l'air avant d'arriver sur eux, et qu'en principe ils ne risquent rien à la limite du béton et de l'herbe, ils ont envie de s'enfuir. Pourtant, il faut qu'ils restent là. Au moment où le rugissement des quatre réacteurs, tout là-bas, en face d'eux, s'enfle soudain pour le décollage à pleine puissance, le plus jeune des deux garçons, qui a seize ans, se redresse en criant : «Sortons de là !» Son aîné, qui n'a qu'un an de plus, se lève à demi et, se jetant sur lui, le plaque à nouveau dans l?herbe folle. «Imbécile ! Tu vas nous faire voir ! Couche-toi sur le dos et reste là. Si on s'écarte on ne verra rien. Essaie de bien repérer au passage !» Armando est obligé de crier la fin de sa phrase car le DC 8, en train de décoller juste en face d'eux, se rapproche et grossit à toute vitesse. L?adolescent lève la tête au-dessus de l?herbe et voit le quadriréacteur arriver sur lui en même temps que le hurlement assourdissant. Il se dit que son camarade a raison, que l'avion va décoller juste au bout de la piste et que les énormes roues vont les écraser avant même qu?ils se relèvent ! Un instant lui vient aussi l'idée qu'ils peuvent être aspirés par les réacteurs. Instinctivement, il s'écrase dans l'herbe en se retournant sur le dos, résistant à l'envie de fermer les yeux. Il sait qu'il n'aura que deux secondes, peut-être une seule. Dans le vacarme d'apocalypse, le DC 8 passe au-dessus d'eux, à quelques mètres. Un gigantesque souffle de kérosène brûlé les enveloppe, couchant l?herbe trempée autour d'eux, les obligeant à fermer les yeux. Mais Armando a eu le temps de voir ce qu'il voulait. Il se redresse et dit à Jorge : «A mon avis, on doit tenir là-dedans. C'est grand comme un garage ! ? Et moi je te dis, lui répond son camarade apeuré, que nous sommes complètement fous ! On retrouvera nos cadavres dans l'herbe. Nous tomberons quand il décollera.» Jorge Perez Blanco, seize ans, et Armando Socarras, dix-sept ans, sont deux adolescents qui ont décidé de fuir le régime de Fidel Castro, en 1969. Mais le moyen qu'ils ont choisi pour quitter La Havane est, à vrai dire, insensé. Ils veulent s?introduire dans le logement du train d'atterrissage d'un DC 8. De cette manière, ils estiment avoir une chance d'arriver à Madrid... Pour l'heure, ils, sont couchés en bout de piste pour voir passer l'avion au-dessus d'eux, à quelques mètres. Ils essaient de repérer au passage la place disponible dans le logement des roues. Mais si le quadriréacteur est passé trop rapidement, ils peuvent tout de même se faire une idée de ce que sera leur situation une fois le train refermé. «Je te dis que nous sommes fous, dit Jorge, le plus jeune. Il doit y avoir juste la place pour les roues. En admettant que nous arrivions à nous introduire là-dedans, nous serions écrasés. Ou alors nous tomberons au décollage. Nous ne tiendrons pas accrochés une minute. ? Pas sûr, lui répond Armando. Il doit rester un peu d'espace libre à l'intérieur, autour des roues, ne serait-ce que pour éviter au caoutchouc de frotter, et aussi de chaque côté des jambes du train. ?C'est possible, mais il faudrait vérifier. Si nous y allions la nuit, quand l'avion est devant le bâtiment de l'aéroport ? ? J'y ai pensé, mais c'est gardé toute la nuit. Il faut risquer le tout pour le tout. C'est toi qui m'as parlé de ce projet. Aurais-tu peur au dernier moment ? ? Je n'ai pas peur. Je dis qu'il faudrait trouver le moyen de vérifier s'il y a de la place, une fois les roues rentrées. Il faut savoir si nous avons une chance au départ. ? D'accord, on vérifiera, mais au dernier moment.» (à suivre...)