Un officier de police métis, au visage rougeaud, transpirant dans un uniforme vert, gratte sa tignasse noire. Il s'agite sur la chaise en rotin de son bureau et relit pour la troisième fois le télex dont la feuille frémit à chaque tour du ventilateur. On lui demande d'arrêter un certain Alberto Rodriguez, qui voyagerait dans le car Pullman, sur la nationale 4, la nouvelle route qu'on vient de percer à travers la forêt. Or, Alberto Rodriguez, il le connaît... C'est un homme qu'il admire, qui a fait du bien, qui l'a défendu, lui et tous les métis, et tous les «Indios» natifs de cette forêt putride et flamboyante. Seulement les autres ont gagné : les technocrates, les militaires, les résidents de fraîche date qui ont commencé à débarquer d'Europe à la fin de la guerre et leur patron, le général-président Villanova, ne plaisante pas. Si on lui commande d'arrêter un Alberto Rodriguez, il le fait. Même s'il se doute de ce qui attend le malheureux : un semblant de tribunal et l'inévitable condamnation à mort. Ec?uré, le policier réunit une dizaine de ses subordonnés. Ils partent en jeep pour la station Pullman. Il ne sait pas, ce policier, qu'il va se trouver devant un cas de conscience peu banal. Parce qu'il y a deux Alberto Rodriguez dans le car Pullman : le père et le fils... Et il n?oubliera jamais ce qui va se passer. Loin devant, les phares de l'énorme Pullman éclairent la route... Si l'on peut appeler ça une route : c'est plutôt, dans la nuit, une piste blanchâtre et poussiéreuse ouverte il y a quelques mois seulement à grands coups de bulldozers et de scies mécaniques. Ce fantôme de route fait un peu penser à un gigantesque coup de fouet qui aurait frappé la forêt. «Coup de fouet pour l'économie», a dit le dictateur qui dirige le pays. Mais aussi coup de fouet pour punir et mater une population d'Indiens malades et de seringueros faméliques qui, à l'abri de la forêt, depuis des années, s'opposaient au régime. Dès que la piste a été ouverte, on a vu, heure après heure, la police s'installer dans les villages éventrés. Les enfants à demi sauvages sont partis en rang dans des écoles préfabriquées, tandis qu'un tiers de la population indienne s'enfonçait au plus profond de la forêt. Mais dès que la piste a été ouverte, on a vu aussi passer, de jour et de nuit, les cars Pullman. Ce sont d'énormes salons roulants qui avalent mollement les ornières et les dos d'âne, dans un soupir de leurs suspensions sophistiquées. Dans l'air conditionné, on y traverse l'immense forêt, bien calé dans des fauteuils profonds qui se renversent pour la nuit et deviennent d'agréables couchettes. La forêt cache l'arbre : pour un Européen, ce serait un voyage fastidieux que de voir défiler, derrière les vitres, dans la nuit, le même rideau de végétation grisâtre. Mais pour Alberto Rodriguez et pour son fils, c'est, au contraire, un voyage fascinant. Un voyage d'adieu parce qu'ils vont quitter ce pays à tout jamais. Et parce que cette forêt où ils sont nés est condamnée par la route. Petit à petit, elle va la défigurer et la réduire. Alberto Rodriguez est un homme grand et maigre avec une énorme toison grise. Dans le Pullman, il a croisé sur sa poitrine des bras longs et noueux, des bras de paysan. Il hoche la tête chaque fois qu'il voit surgir, un bref instant, la masse d'une citerne à essence près d'une case abandonnée, un semblant de restaurant en tôle ondulée, là où, il y a seulement quelques mois, n'existait qu'un point d'eau boueux où les animaux venaient boire la nuit. Il y a un steward dans le Pullman, qu'on appelle en appuyant sur un bouton et qui distribue des boissons. Ce steward est un vieux Noir débrouillard plein de déférence pour Alberto Rodriguez. Car il le connaît, comme tout le monde dans ce pays. Tout le monde a lu les articles qu'il a écrits de ses grosses mains de paysan. Tout le monde a entendu à la radio sa voix vibrer pour défendre les populations ancestrales face au déferlement des Blancs qui fuyaient la défaite du nazisme. Alberto Rodriguez, petit à petit, s'est lancé dans l'aventure politique. Mais personne n'est infaillible, n'est-ce pas ? Tout le monde se trompe un jour ou l'autre. Et comme tous les hommes qui font de la politique, un jour il s'est trompé. L'ennui, dans la politique, c'est qu'on ne peut pas toujours revenir en arrière... (à suivre...)