Dans un bruit effroyable, les pales de l'hélicoptère heurtent les branches de l'arbre. L'appareil se cabre et continue sa chute vertigineuse vers le sol. Puis une des pales du rotor se casse en deux et le morceau brisé percute la cabine, pulvérise le cockpit, fauchant au passage le pilote. Quelques secondes plus tard, l'hélicoptère touche le sol et s'immobilise dans un nuage de poussière. Lorsqu'il arrive à l'hôpital, le pilote, un certain François Barbenchon, pose un problème au corps médical : il a les deux jambes brisées, la cage thoracique enfoncée, et surtout une partie du crâne et du cerveau sectionnée par le morceau d'hélice. Tout cela ne laisse que peu d'espoir de survie. Dans la salle d'opération, pendant de longues heures, les médecins vont pourtant tenter l'impossible sur ce jeune homme de vingt-quatre ans. François est l'un des plus jeunes pilotes d'hélicoptère. Courageux, intelligent, toujours de bonne humeur, il a fait la conquête de tous ses camarades. Affecté au service de la Croix-Rouge, il est capable de se poser dans les pires conditions pour évacuer des blessés, et plus d'un lui doit la vie. Le voilà, à son tour, immobilisé entre la vie et la mort, dans la petite chambre d'un hôpital d'Alger, en ce début de l'année 1958. Après quinze jours de coma, un léger mieux est constaté : le blessé ouvre les yeux, remue les mains, mais son regard reste vague et sans expression. Puis, quelques jours plus tard, François s'agite ; il veut se jeter au bas du lit et pousse des hurlements de bête prise au piège. Il mord quiconque s'approche de lui. A ces crises, atroces pour lui et pénibles pour le personnel de l'hôpital, succèdent des heures de prostration durant lesquelles François jette parfois autour de lui des regards sans vie. Son pois est tombé de 65 à 35 kilos. Il semble vivre sans le savoir. A la demande de sa famille, François est alors transporté en France, où les plus grands spécialistes se succèdent à son chevet. Le professeur Baumann s'intéresse plus particulièrement à son cas et, après l'avoir longuement observé, est obligé d'avertir sa mère qu'il conserve peu d'espoir de le sauver. Son diagnostic est curieux : «On dirait que la vie lui est devenue insupportable.» Mais Mme Barbenchon, la mère de François, est infirmière dans une clinique privée. Elle a l?habitude du mal et son avis est qu' il faut encore patienter. Elle croit encore à une chance d?amélioration. Devant le martyre de cette mère dont le fils n?a plus rien du comportement d?un homme, le docteur Baumann cherche à lui expliquer. Il parIe d?état végétatif et compare les crises de François à des colères de nouveau-né. Pour concrétiser sa pensée, le docteur Baumann avance l?extraordinaire conclusion que François, ayant perdu une partie du cerveau, est redevenu malgré l?âge un f?tus et qu?il a l?âge mental d?un enfant qui vient au monde. Effectivement, quelques jours plus tard, alors qu?elle veille au chevet de son fils, Mme Barbenchon est frappée par la position f?tale adoptée par François durant ses périodes de prostration. Son sommeil est aussi profond que celui d?un nouveau-né. Alors, se dit la mère, le professeur Baumann a raison et, poussant plus loin le raisonnement, elle pense que si son fils est comparable à un bébé qui vient de naître, il est forcément traumatisé par la solitude qui l?entoure. L?angoisse du silence est une des frayeurs naturelles d?un bébé. En dehors de sa visite quotidienne et des quatre ou cinq visites des médecins ou infirmiers, tout n?est que silence autour de François, donc solitude, donc angoisse. Par contre, il dort bien quand sa mère est là et lui caresse les cheveux en retrouvant ses gestes d?autrefois, vieux de vingt-quatre ans. François a donc besoin, selon sa mère, de beaucoup de tendresse et il faut aussi le distraire, le mettre dans une salle avec les autres. Mme Barbenchon fait part de cette impression au docteur, qui hésite. Il est hors de question de mettre François chez les opérés ou les grands malades. Ses hurlements et son agitation pendant les crises sont incompatibles avec leur état. Il ne reste que la salle de rééducation, mais là encore c'est délicat, car ceux qui réapprennent à vivre restent des êtres fragiles. Quand, pendant des heures, on réhabitue ses jambes à marcher, ou plus simplement à se servir d'un fauteuil roulant, on n?a guère envie de supporter la présence d'un être fantomatique, piquant deux ou trois crises par vingt-quatre heures. Mme Barbenchon comprend, mais elle insiste. (à suivre...)