Aucune connotation péjorati Epoque - Fellahs, propriétaires terriens, anciens métayers, saisonniers... Ils viendront tous avec armes et bagages. Le développement culturel d'une nation est un immense effort collectif qui va de la matière brute jusqu'à l'acte pur, c'est-à-dire la pensée et l'intelligence. C'est d'ailleurs de cette façon qu'Aristote percevait la civilisation. Pour rendre ce dossier lisible et plus compréhensible, nous dirons simplement que tant que la campagne et l'esprit de la campagne guident nos pas, nous serons toujours condamnés à faire du surplace. Une précision de taille cependant : il n'y a aucune connotation péjorative dans notre propos lorsque nous parlons de la campagne. La campagne à nos yeux est le havre rêvé pour le repos, la retraite. L'eau est pure et l'air n'est pas pollué. Tout ou presque est bio. L'histoire nous apprend par expérience que les progrès et la civilisation sont partis non pas de la campagne mais de toutes petites cités de l'antiquité. La physique est née à Syracuse en Sicile, la médecine chez les Arabes après la djahilia dans les petites agglomérations du nom de Devres, Alep et Baghdad. Pendant l'occupation coloniale, la campagne a permis à notre peuple de sauvegarder nos valeurs et nos traditions, oralement, sans livre pour nous guider. La grande erreur de feu Boumediene est d'avoir ouvert toutes grandes les portes des villes aux millions de fellahs et de paysans. Ce côté «socialisant» allait nous coûter très cher en plus d'une révolution agraire dont on n'a pas fini de payer la facture. Le départ massif des colons vers la France allait immanquablement provoquer un appel où viendront s'engouffrer fermiers, fellah, propriétaires terriens, anciens métayers et saisonniers. Ils viendront avec armes et bagages et n'oublieront rien qui leur rappelle leur origine tels que les meules à grains, le métier à tisser les tapis et parfois même leurs chiens domestiques. En quelques années, les villes d'Alger, d'Oran, de Constantine, d'Annaba et de Mostaganem allaient littéralement se transformer en villes transition ou plutôt en creuset où allaient se fondre dans la même urbanité, nouveaux arrivants et anciens habitants. Imaad Zoheir Le bonheur des fellahs Installation - Il leur faudra des années entières pour s'habituer au rythme de la ville comme il faudra des années à leurs époux pour se détacher de leur terre mais pas au point de l'oublier. Encore une fois, il ne s'agit pas dans ce dossier de défendre coûte que coûte les « Hdars », c'est-à-dire la population urbaine, face à une population qui reste viscéralement attachée à sa terre. Mais nous allons voir que le poids de l'un a forcément influé sur la façon d'être de l'autre. Les premières migrations des gens de la campagne vers la ville ont commencé dès l'indépendance. Les femmes de fellahs ayant trouvé leur compte dans les villes et les villages où il suffit de tourner un bouton pour avoir la lumière, ouvrir un robinet pour avoir de l'eau feront tout auprès de leurs époux pour rester dans ces cités, déserter la campagne et commencer une nouvelle vie. D'autant plus - et l'argument est de taille - que les enfants devront fréquenter l'école communale et plus tard le collège et le lycée. Cerise sur le gâteau : les femmes de fellah n'étaient plus soumises désormais à la corvée du bois, au tissage de la laine et à la préparation du pain quotidien. La ville leur facilitait tout et les exonérait de ces tâches fastidieuses. Il leur faudra des années entières pour s'habituer au rythme de la ville comme il faudra des années à leurs époux pour se détacher de leur terre mais pas au point de l'oublier. Ceux qui ont les moyens matériels d'acheter des maisons ou des haouchs traditionnels y installent rapidement leurs familles. Les autres braderont leurs petits lopins ou leur maigre héritage pour venir habiter la ville. Arrachés à leur terre pour donner toutes leurs chances à leurs enfants afin de réussir dans la vie, ces nouveaux citadins éprouveront au début d'énormes difficultés pour s'intégrer. La vie n'est pas facile, elle est prenante, parfois compliquée et complexe surtout au niveau administratif. Il faut une autorisation pour tout et pour n'importe quoi, les voisins n'ont pas les mêmes rapports d'entre-aide et de solidarité que les leurs. En plus, la vie est extrêmement chère, tout est facturé au milligramme près et personne ne fait de cadeau à personne. Mais c'est à partir du moment où ces «citadins» fraîchement débarqués commenceront à gérer leur environnement comme ils le faisaient à la campagne que les choses vont dégénérer. Par exemple, ils chasseront manu militari toutes les voitures qui auront le malheur, faute de place, de se garer devant leur porte. Ils considèrent cet acte comme une offense à leur famille, comme un manque de respect aux femmes qui se trouvent à l'intérieur du haouch.La seule exception qu'ils consentent pour garder de bonnes relations avec les citadins est que le chauffeur qui ose garer son véhicule devant chez eux soit accompagné d'une femme, la sienne ou une parente quelconque. Une empreinte indélébile Symboles - Dans ces «poches» des grandes villes où les fellahs se sont regroupés, le turban est de rigueur, le burnous et la djellaba aussi comme s'ils attendaient d'être définitivement admis chez les «Hdars» et les citadins. Petit à petit les fellahs de la ville prendront eux aussi goût à la vie des grandes agglomérations en y apportant au passage leur petite touche. Par exemple ils imposeront par l'usage la plantation d'une tente en pleine rue pour accueillir les invités lors d'un mariage ou à l'occasion d'un décès. Le phénomène est courant en Oranie et plus spécialement dans le sud de la région. Que ce soit pour la cérémonie de l'un ou de l'autre, ces fellahs qui ne sont pas encore tout à fait urbanisés ont introduit dans les mœurs un nouvel usage toujours en vogue dans leurs terres : le «SMI», c'est-à-dire l'usage du plateau en cuivre ou en fer non pas pour servir quelque chose mais qui doit servir à quelque chose : l'aide financière soit aux nouveaux époux soit à la famille du défunt. Chaque hôte met alors la main à la poche et cotise avec ce qu'il peut pour soulager leurs proches du terrible fardeau des frais et essentiellement des dettes. C'est bien sûr le bon côté des choses de cette transhumance qui va tenter de ramener les citadins à leur niveau. Ils réussiront dans un premier temps à donner à leurs hôtes, voire à leur quartier, le nom de douar. Alger et Constantine à l'évidence échappent à ce brusque changement d'identité. A Oran, la prestigieuse université à l'est d'Oran s'appelle université du douar Belgaïd. Une cité toute entière est appelée à l'ouest d'Oran, pas loin du périphérique d'Es Senia, douar Cheklaoua. Certes, aucune plaque ne porte la mention de douar mais c'est tout comme. Dans ces «poches» des grandes villes où les fellahs se sont regroupés, le turban est de rigueur, le burnous et la djellaba aussi comme s'ils attendaient d'être définitivement admis chez les «Hdars» et les citadins. Beaucoup parmi eux ont appris le Coran, jonglant avec les versets et les hadiths et quelques-uns même sont invités par l'imam à faire la «khotba» du vendredi. Si pour leurs épouses, gardiennes inconditionnelles des valeurs d'antan, la ville est synonyme de promotion sociale, pour leurs enfants en revanche elle est la chance, l'unique chance, pour eux de faire des études poussées et sérieuses, d'obtenir un job de responsabilité et de grimper enfin sur l'échelle sociale. I.Z L'assimilation Impact n Les fellahs des villes ont «imposé» ou ramené avec eux dans les îlots ou les quartiers où ils résident le respect absolu de l'adulte et particulièrement des personnes du troisième âge, le respect absolu des femmes, particulièrement enceintes ou âgées. Pour mieux se fondre dans la masse et passer inaperçus de nombreux fellahs ont carrément résolu de suivre le rythme de la ville en espérant être en même temps que les « Hdars». Tâche difficile dans la mesure où les valeurs des uns et les valeurs des autres ne sont pas identiques et parfois même contradictoires. En plus, ils ont apporté aux villes, jusque-là réfractaires à tout mélange des genres , leur incroyable solidarité qui est en train de faire tâche d'huile un peu partout dans les quartiers. Il n'est pas un deuil ou un mariage où ils ne sont pas parmi les premiers riverains à s'associer à la famille hôte. Soit en les aidant matériellement, soit en leur apportant un soutien financier, soit en les aidant moralement. Dans les quartiers excentrés et pour peu qu'il existe une mosquée vous êtes sûrs que le vendredi ils serviront aux fidèles, après la prière, du couscous garni dans la rue, à la bonne franquette. Que des personnes âgées discutent le dos au mur et vous êtes sûrs là aussi qu'ils auront une fois sur deux droit à un plateau de café ou de thé, accompagné parfois de «m'semene» fait à la campagnarde. Mais il faut reconnaître une chose, les fellahs des villes ont «imposé» ou ramené avec eux dans les îlots ou les quartiers où ils résident le respect absolu de l'adulte et particulièrement des personnes du troisième âge, le respect absolu des femmes, particulièrement enceintes ou âgées. Bref, toute leur vie est fondée sur le respect des anciens, c'est-à-dire des pères et des grands-pères. Ils en tirent tous les jours des enseignements et une certaine sagesse qu'ils se pressent de partager autour d'eux. Quelques-uns - pas tous bien sûr - font l'impossible pour vivre comme les citadins ou presque. Ils changent peu à peu de look vestimentaire, fréquentent les mêmes cafés où ils multiplient leurs connaissances. Là comme tout le monde, ils commentent les matches de la veille qu'ils ont vus à la télé non sans donner leur point de vue personnel sur les prestations de l'arbitre et le comportement du public. Par contre dans certaines localités de moindre importance où le nombre de fellahs nouvellement installés est colossal, ce sont les rares citadins encore en vie qui changent de look pour ne pas être marginalisés par la masse et s'habillent comme les fellahs à un détail près. Dans ces bourgades, c'est la campagne qui a carrément imposé son style de vie. Les chiens circulent dans la rue sans laisse et sans muselière comme au douar. Les vieilles femmes à «Magroune» font sécher sur le trottoir sur les nattes du blé humide. Au café, tout le monde fume et s'appelle par son prénom. Tout le monde connaît tout le monde et chacun est parent à un degré ou à un autre à chacun. I.Z Avenir l On dit que le minimum de progrès passe par le minimum de regroupement, ce qui explique l'attrait des villes par rapport à la campagne. Mais trop de progrès nuit apparemment au progrès au point que les citadins aujourd'hui étouffent et profitent de chaque week-end pour s'échapper de la cité et respirer le grand air de la nature, particulièrement au bord de l'eau. Le phénomène est si évident que les Français investissent de plus en plus dans l'immobilier rural. Ils achètent de vieilles fermes pour se loger, quelque fois des bâtisses du siècle dernier qu'ils retapent. Quelques-uns ont même changé de métier pour rester à la campagne et y vivre. Beaucoup y ont trouvé leur bonheur. Des Algériens commencent peu à peu à lorgner la campagne mais hésitent encore à placer leurs sous dans un avenir qu'ils distinguent mal et qu'ils appréhendent difficilement.