H?mimed est dans tous ses états. Il n?arrête pas de pester contre tous «ces kaffias» qui ont envahi la capitale. Il ne peut plus les supporter et ne rate pas une occasion de pester contre ces débarqués de la cambrousse. Lui se dit un authentique fils de la ville. Il est maniéré et il a la bouche en cul- de-poule. Sa femme et ses deux filles passent leur temps à parler de knidlette, de baklaouas, de bokalas. Elles connaissent toutes les recettes des vieux plats algérois comme le m?touem ou batata péta bel fliou. Toute la famille ne fréquente que les ouled el bled, ouled el kaâ ou baâ ouel khalkhal lemrabaâ. Pourtant H?mimed et sa femme gardent jalousement un lourd secret. Tous les deux sont arrivés à Alger après l?indépendance. Sur le conseil d?un cousin qui avait débarqué avant eux, ils avaient squatté la villa d?un pied-noir. Celle qu?ils occupent maintenant à Hydra. Ils étaient venus d?une petite dachra perchée tout en haut de la montagne. Avant l?indépendance, H?mimed et celle qui allait devenir sa femme étaient tout jeunes. Ils n?avaient jamais rencontré une baguette de pain et n?en connaissaient d?ailleurs même pas le goût. Ils se nourrissaient presque exclusivement de galette d?orge, d?oignons et de figues. Ils vivaient dans des gourbis en pisé et dont le sol était en terre battue. À cette époque-là, les trois quarts des Algériens vivaient à la campagne, dans des douars, des dachras, des mechtas ou de petits bourgs. Les villes étaient habitées par les Européens. Le peu d?Algériens qui vivaient dans les villes étaient tassés dans des quartiers périphériques, des sortes de douars sommaires à la frontière de la ville et de la campagne. Aujourd?hui, la proportion entre citadins et ruraux s?est inversée. Il ne reste plus grand monde à la campagne. Le terrorisme a fini par chasser ceux qui continuaient à s?accrocher au terroir. Mais, bizarrement, tous ceux qui en sont venus il n?y a pas si longtemps ainsi que leurs enfants se montrent presque tous hostiles et insultants à l?endroit de ceux qui sont traités railleusement de kaffias, j?bouras, douar el halouf, aâroubias, g?natiss, h?miènes et autres sobriquets. C?est une agressivité assez étonnante et qui montre combien notre société est encore jeune, immature, presque factice. Comme si les gens voulaient exorciser une honte ou un complexe ! Nos citadins, imbus de leur tout nouveau statut, ne savent-ils pas que la campagne est le vivier des plus belles vertus ? Comme la sobriété, la simplicité, le goût du travail bien fait, le sens de l?hospitalité, la pudeur, la modestie, la franchise et bien d?autres valeurs qui ont déserté les grands douars de béton où s?entassent les «rurbains» qui n?ont rien d?urbain et encore moins de rural.