C?est un «sacré gaillard» que le colonel Montgothier. Soixante-dix ans, l??il vif et la moustache en croc, des gants en peau de cerf, des guêtres assorties à son melon gris perle, il est assurément, en cette année 1927, l'un des plus beaux spécimens des hôtels de la principauté de Monaco. Et Dieu sait si la concurrence est grande. On peut le croiser chaque jour sur le Front de mer, la canne à l'épaule, l'?il rivé sur la ligne bleue des flots. Après quarante ans de service dans les zouaves et dix ans de retraite dans son château du Périgord, il a décidé de faire connaissance avec cette fameuse Côte d'Azur dont tout le monde vante la douceur des arrière-saisons. Trois fois par jour, il quitte la pension de famille où il est dorloté pour faire sa petite promenade traditionnelle. Un soir, son regard d'aigle s'arrête plus longuement sur les lettres lumineuses du Casino, et le colonel se pose intérieurement la question : «Casino ! Voyons, voyons, Casino, ne serait-ce pas cet endroit de débauche où, dit-on, on fait et défait des fortunes en un instant ?» S'étant répondu par l'affirmative et estimant qu'à son âge, il est bon de tout connaître, le colonel Montgothier décide donc de pénétrer dans l'antre du jeu. Pendant une heure, le vieux militaire regarde, observe, écoute et s'imprègne de tout ce qui se passe. Il suit avec un vif intérêt les aIlées et venues des plaques sur les tapis verts et, lorsqu'il se retrouve dans la rue, le démon du jeu l'a piqué au défaut de la cuirasse. Le colonel Montgothier ? quarante ans de zouaves, quatre fois médaillé, trois citations, blessé dans L'Argonne ? a contracté la plus virulente des maladies : la roulettophilie. Toutefois, le colonel ne se rue pas le soir même sur le tapis vert pour jouer au petit bonheur la chance. Le vieux briscard est habitué depuis toujours à ne jamais mésestimer l'ennemi. Et la roulette est un ennemi redoutable. Plusieurs soirs de suite, le colonel, à peine arrivé au Casino, se plante au deuxième rang des joueurs à la table de la roulette et note aussi discrètement que soigneusement sur un carnet tous les numéros sortants. Le quatrième soir, tandis qu'il est penché sur son travail, un homme lui frappe sur l'épaule. Intrigué, le colonel dévisage cet étranger qui a l'audace de troubler ses pensées. L'homme se présente comme étant l'inspecteur Hamel ! Attiré un peu à l'écart, le colonel, qui déjà le prend de haut, s'informe : «Au fait, mon ami, au fait et au trot !» Un peu surpris par la brusquerie du ton, le policier bredouille en désignant le carnet que Montgothier tient à la main. «Ces notes sont inutiles, je voulais seulement vous en avertir. ? Inutiles ! Non mais, de quoi je me mêle ?» Le colonel est monté sur ses grands chevaux : n'aurait-on pas le droit de noter les numéros gagnants ? Qu'est-ce que c'est que cette brimade ? Le policier a beau tenté de dire qu'il ne s'agit pas de cela, qu'il interprète mal son propos, le vieux militaire irascible gronde et tonne comme il se doit pour un colonel en retraite modèle 1901. «Mais mon petit monsieur, vous ne savez pas à qui vous parlez.» Devant un tel déferlement de paroles, l'inspecteur, rouge de confusion, sort de sa poche un papier plié en quatre, le donne au colonel et tourne les talons. En silence, Montgothier déplie la feuille et reste interdit. Le feuillet imprimé fait mention de tous les numéros de toutes les tables de roulette sortis la veille. Ce qu'il venait faire presque clandestinement depuis quatre soirs, le Casino le fait publiquement et gratuitement depuis le 1er janvier l890, c'est-à-dire depuis quarante ans. (à suivre...)