Hantise La petite fille continue, trois mois après, à entendre les cris de Hicham écrasé par une dalle. Le soleil brille de tout son éclat. Boumerdès, ville blessée, ternie et épuisée par la chaleur, est silencieuse, elle semble inconsolable. Au loin, des magasins, des restaurants et des cafétérias sont ouverts. Ils se mêlent au décor sinistre, des ruines de bâtisses et de villas écroulées, des visages tristes et creusés. Près de trois mois après la catastrophe, la douleur est là, encore plus vivace dans le c?ur des habitants. Cité 1 200 Logements. Quelques jeunes maçons tentent péniblement, avec leurs mains nues, d?arracher certains pans d?immeubles encore debout. Derrière le quartier, des tentes délavées et éparpillées se dressent. Ce camp de toile érigé quelques jours après le séisme respire la solitude. Dehors, pas âme qui vive, le vide engloutit les espaces, alors qu?il n?est que 10h. Les sinistrés se morfondent dans leurs abris de fortune ou se sauvent vers d?autres quartiers harassés par leur misère. Sous l?une de ces tentes, Mme Khadidja Koubi trie un amas de vêtements. L?une de ses amies, venue de France, lui a remis un cabas de linge. Des habits chiffonnés jonchent les tapis et les matelas usés. De la vaisselle crasseuse sur la table et même sur le sol, c?est tout ce qui a pu être récupéré des ruines de la demeure effondrée. «La rentrée scolaire est ma seule préoccupation. Je ne sais pas comment faire.» Le regard rembruni, elle affirme ne plus reconnaître ses enfants depuis le drame, car ils adoptent, depuis, un tout autre comportement et elle reste impuissante devant ce changement brutal. «Ils sont abattus moralement. Je me demande comment ils vont reprendre l?école ?» Ces gosses gardent encore les images d?horreur qui défilent sous leurs yeux. Ils affichent une certaine torpeur. Petits et grands ne verbalisent pas leur souffrance. «On a vécu la mort. Tout s?effondrait alors qu?on était dans notre appartement, coincés comme des rats. Les murs et les plafonds s?affaissaient, les immeubles voisins aussi, les cris de désespoir et l?odeur du sang. Ils ont tout vu.» La famille Koubi a été sauvée in extremis, la fenêtre coulissante de l?antenne parabolique installée au balcon était l?unique ouverture d?où ils ont pu se faufiler, car le logement était entièrement barreaudé. Le plus jeune de ses enfants, Feriel, 9 ans, dort avec elle, sa tendre main s?accrochant à la sienne, alors qu?avant le séisme la petite dormait avec ses s?urs. Mounira, 17 ans, obéissante et calme, est devenue nerveuse et agressive, elle rejette tout et tout le monde, même ses parents. Lors de la tragédie, elle hurlait (à sa mère) que les voisins étaient en train de périr écrasés sous les décombres ; elle a failli en perdre la tête. Les garçons sont, eux aussi, perturbés. Ils ne restent que rarement sous la «maudite» tente, le père se laisse également emporter par ses nerfs et son angoisse. Les cheveux ébouriffés et les yeux cernés, Mme Koubi déclare tristement en essuyant une table, que, durant les premiers jours, un suivi thérapeutique a été assuré pour les tout petits enfants seulement. Les psychologues programmaient des séances de dessin et de travaux dirigés à plein temps. Actuellement, ces séances sont plus espacées. Le camp ne compte qu?un seul psychologue. Des éducateurs, jeunes, eux-mêmes marqués par la tragédie, sont chargés d?encadrer ces chérubins âgés entre 4 et 11 ans. Une tristesse voile les yeux de Mme Koubi qui, parfois, s?attardent sur des objets sans grande valeur. Un long soupir s?échappe de ses lèvres : «Ouf ! On recommence à peine à vivre !» En effet, les moyens rudimentaires pour la survie quotidienne continuent à manquer terriblement : couvertures, draps, linge, vêtements? Depuis plusieurs mois, les dons n?arrivent plus et ces familles vivent de leurs maigres ressources largement entamées. M. Koubi entre. Il affiche un air perturbé et n?adresse pas la parole à sa femme qui ne le quitte pas des yeux. «Mon mari est diabétique. Il vient de prendre son congé et il est troublé et anéanti par tous ces problèmes. Il n?arrive pas à faire face à toutes les dépenses. Dès que je lui parle de la rentrée scolaire, il me prie de ne pas lui casser la tête.» «Ramène juste de la tomate», lui lance Khadidja. Feriel, restée silencieuse durant toute la conversation, murmure enfin dans un souffle: «Zaki, mon ami, le premier de la classe, est mort avec ses parents, écrasé par l?immeuble.» Amina, sa meilleure amie, est décédée aussi. «Plusieurs autres de mes camarades ont perdu leurs parents», elle les nomme difficilement. La même misère, le même dénuement règnent dans ces logis encore humide à la suite de la pluie de la veille. La famille Ouaganouni, un peu plus loin, vit un autre drame. Le père, commerçant, a perdu sa boutique. N?ayant pas été dédommagé, depuis la famille vivote. «Mon mari s?est endetté pour nous acheter de la nourriture, s?il ne l?avait pas fait nous aurions crevé de faim ! On ne nous ramène plus de dons depuis le 1er août», se plaint la mère en colère. «Que voulez-vous que nous fassions ? Nous sommes livrés à nous-mêmes», s?écrie-t-elle en arrangeant son foulard bigarré. Sa voisine accourt serrant son bébé dans les bras. Elle abonde dans son sens puis marmonne : «Nous sommes abandonnés, notre site est délaissé par les autorités locales. La rentrée scolaire on n?y pense même pas, allez le dire aux hautes instances. Donnez-nous de quoi manger et de quoi survivre d?abord. Qui payera l?école à mes enfants alors que mon mari est mort ?»