Trop marqués encore par les images de la tragédie, les enfants relèguent la rentrée scolaire au second plan. Elles se réunissent chaque soir, loin des regards inquisiteurs des adultes, derrière les tentes pour pleurer amèrement cette triste séparation qui les arrachera dans quelques jours, l?une à l?autre. Linda, Mounira, Amel, Souhila? sont toujours marquées par les images du séisme qui accablent leur insouciance. «Je ne peux réviser mes leçons dans la tente, la chaleur est insupportable», confie Linda. Son visage brun s?obscurcit soudainement, la douleur refait surface. Elle révisait dans la cuisine, lorsque leur appartement a été ballotté par les violentes secousses, la marmite d?eau bouillante lui a brûlé une partie des cuisses. «Chaque fois que je prends mes cahiers pour réviser, la même image resurgit et je revis la tragédie. Les études ne veulent plus rien dire pour moi.» La jeune adolescente a perdu la majorité de ses enseignants et de nombreuses camarades de classe, qu?elle pleure encore. Sa s?ur Sabrina, qui, tout comme elle, passe son brevet, refuse toute confidence : «Je n?ai rien à vous dire.» Un silence sépulcral s?installe, les filles installées au milieu de la tente se refusent à palabrer. Des cahiers jaunies par l?humidité, sur la table, c?est tout ce qui a pu être récupéré des affaires des deux s?urs. Le reste a été englouti. «Nous essayons de réviser sur ces cahiers, parfois nous en empruntons, mais c?est rare.» Mounira, 17 ans cache son visage doré entre ses mains, elle l?essuie plusieurs fois avant de grommeler : «C?était une tragédie ! Je me souviens de tout ! Mes cinq meilleures amies sont mortes et je les pleure encore, je ne peux ni les oublier, ni exprimer ma tristesse.» Brusquement, visiblement submergée par la souffrance, elle éclate en sanglots. Ses amies qui entourent la tente en font de même ; deux d?entre elles sortent pour aller pleurer ailleurs. Le mal jaillit, elles osent enfin pleurer ouvertement. «Tout le monde a mal, mais chacun pleure seul. Personne ne montre son chagrin à l?autre.» Amel balance les pieds sur la table, essuie les larmes qui ruissellent sur son visage triste, puis rétorque d?une voie entrecoupée «Nous allons déménager et je ne veux pas quitter mes copines, chacune ira de son côté alors que nous avons grandi ensemble. C?est ensemble que nous avons affronté la mort ; pourquoi pas la vie ! ?» Ces jeunes filles ne sont pas concernées par la prise en charge psychologique, destinée aux enfants seulement. Elles sont abandonnées depuis le sinistre 21 mai à leurs propres souffrances et à cette profonde torture morale. Même l?enfance pleure? Cependant, même les enfants qui ont été psychologiquement encadrés souffrent terriblement et la rentrée sera aussi pénible pour eux. Abdou, 7 ans, est en première année primaire. «La dalle s?est écroulée sur nos têtes ; mes s?urs et ma mère sont mortes. Moi, j?ai dû creuser d?une seule main ; l?autre était coincée avec mon pied entre les décombres.» Notre héros et sa jeune s?ur Isma ont vu leur immeuble s?effondrer sur leur famille ! «J?ai tout oublié», atteste Isma d?emblée pour éviter de parler. Leur ami Hicham, comme beaucoup d?autres, est mort avec sa famille. «Je me suis senti grand lorsqu?on m?a transporté à l?hôpital. Quand je rentrais à la maison, je me cachais partout, sous la table, le canapé avec ma s?ur Amel de 20 ans. Quand j?étais petit, j?étais terrible !» narre Abdou replongeant son assistance dans son monde puéril et insouciant ! À ses côtés Anis, 11 ans, a aussi une histoire à raconter : « J?étais dehors et je jouais au ballon lorsque la terre a commencé à bouger. Je suis tombé à maintes reprises, je ne pouvais me relever, je pleurais, car le bâtiment de tata Nadia s?est effondré, elle hurlait comme une folle. J?ai vu la mère de Hicham et de Abdou périr.» Le gosse s?arrête, épuisé par ces souvenirs douloureux, il détourne le regard puis pleure en silence. «Son père a été blessé par une dalle qui l?a écrasé, il est mort quelques jours après», chuchote Abdou. Ces enfants, rescapés de l?hécatombe, pleurent encore leurs amis et leurs familles. Ils ne pensent guère à la prochaine rentrée scolaire qui se fera dans le deuil, sans les leurs.