Précarité, violence contre les parents, divorce prématuré illustrent quelques-uns des problèmes de cette région. Vivre ou survivre, certains n'ont pas le choix. Après une agréable journée, un constat morose a été établi. Des villes, pourtant d'une réputation indéniable, de l'Algérie profonde, vivent au ralenti. Tiaret? Héritée du nom berbère Tihert, la lionne, elle est l'une de ces villes qui ont marqué l'histoire de notre pays. Cette ville des Hauts-Plateaux de l'Ouest tire son nom de sa prestigieuse devancière Tihert historique -édifiée non loin de l'actuelle Tiaret- qui a eu l'honneur d'héberger durant une longue période, le père de la sociologie Aderrahmane Ibn Khadoun où il finalisa sa grande oeuvre, la Muqadima (Les Prolégomènes). D'ailleurs, notons que l'université de Tiaret porte le nom d'Ibn Khaldoun, qui joua également un éminent rôle politique en tant que conseiller des émirs et sultans de l'époque. Cette parenthèse fermée, revenant à Tiaret des temps modernes, et c'est là, une autre paire de manches. Et Tiaret aujourd'hui, n'a rien de réjouissant, à commencer par son environnement entièrement dégradé. Les citoyens, conscients de la richesse de leur région, vivent au compte-gouttes en constatant les dégâts. De nos jours, cette ville n'a plus son destin entre les mains. Les souffrances de la population ne datent pas d'aujourd'hui. La tragédie nationale n'a été que la goutte qui a fait déborder le vase. S'il y a une population qui a subi les affres d'un terrorisme cruel pendant cette période, celle de Tiaret semble se placer en tête. Quels souvenirs pour cette population? Que des mauvais, malheureusement. Grande précarité Apocalypse? On peut en parler. Nous quittons le salon d'honneur de la ville sous un soleil de plomb pour effectuer une brève visite de quelques contrées et établissements. Une vraie porte du désert. Hormis quelques citoyens, qui se comptent sur les doigts d'une seule main, et quelques troupeaux d'ovins, la route est totalement déserte. Pas âme qui vive. On croit se perdre au fin fond du désert. Désert, dites-vous? En esquissant un léger sourire, le chauffeur, natif de Tiaret, nous fait savoir que le désert est encore à mille lieues. De M'ghila à Hechaïmia Medna, la précarité, pour ne pas dire la pauvreté, bat son plein. Des villes semblent surgir de nulle part. La gent féminine est mise au second plan. «C'est le sexe faible» comme on dit. Hormis les étudiantes et les fonctionnaires, les chances pour la fille de découvrir le monde extérieur sont très réduites. Pas d'espaces de jeux pour les enfants. Culture oblige, ces derniers, dès les premiers jours qui ont suivi les vacances scolaires, ont vite rejoint leurs parents pour s'occuper des troupeaux de brebis, de moutons et des chèvres. Le visage crasseux, trois petits anges vivent une vie à part. Après une année pénible sur tous les plans, un autre chantier leur ouvre les bras. Paradoxalement, si un autre enfant du même âge au coeur d'Alger s'impatiente de voir la période estivale arriver, c'est pour se distraire et se débarrasser d'une fatigue cumulée une année durant. Oussama, à peine 15 ans, souhaite être le digne héritier de son père, c'est-à-dire berger. Un parent à qui la vie n'a pas souri. Pour comprendre pourquoi aujourd'hui, Mohammed qui s'apprête à boucler ses 80 ans, est en possession de cette fortune: 35 brebis et 24 moutons, une rétrospective de 60 ans est nécessaire. Tout enfant qu'il était, 13 ans à peine, il voulait laisser à sa progéniture un viatique pour pouvoir faire face à la cruauté de la vie. «Aujourd'hui, je peux mourir tranquille», nous a-t-il dit d'une voix cassée reflétant son âge avancé. «Non, ne dites pas cela, mon père. Tu vivras aussi longtemps que possible», rétorque Nabil, 12 ans. Le cycle primaire pas encore achevé, cet enfant, voulant que son père soit éternel, a fui l'école. Les raisons sont multiples. L'école la plus proche est à 6 kilomètres de son domicile. L'oeil au beurre noir, Nabil semble être victime d'un sévère coup de poing reçu lors d'une bagarre. Interrogé, sa réponse donne le tournis. «Un gros moustique m'a piqué, il y a une semaine. J'ai tenté des médicaments traditionnels, mais comme vous le constatez de visu, ma tentative s'est avérée vaine.» Sans succès. Qu'est-ce qui empêche ce chérubin d'aller voir le médecin? C'est loin, s'est contenté de nous dire le malheureux Nabil qui ne veut pas s'isoler de ses frères. Un seul souhait: «Qu'Allah me protége et me guérisse de cette inflammation.» Nous reprenons notre chemin. La chaleur est torride. Ce n'est qu'un début, nous disent quelques citoyens rencontrés. Autre escale: l'Ecole mixte des sourds-muets. D'un geste, ces enfants nous souhaitent la bienvenue. Une fois à l'intérieur, une responsable, Linda, charmante, nous fait découvrir le centre. Le dortoir est propre. Une autre salle est réservée au maintien physique et psychologique des élèves internes. Quel est leur souhait? Comme un seul homme, ils veulent sortir avec une prothèse auditive sophistiquée. Des satisfactions? Elles existent. Mais aussi des désillusions. A l'ère des sciences et des technologies, savoir manipuler son ordinateur s'impose comme une urgence. La réalité est tout autre. Revers de la médaille. L'amélioration de la nutrition est aussi une exigence. Sans cela, des déséquilibres alimentaires peuvent survenir. D'ailleurs, une malnutrition est constatée chez l'ensemble des enfants. Franges vulnérables, à quel saint se vouer? Au bout de quelques minutes, programme oblige, nous avons quitté cette frange des handicapés «incarcérée» dans un espace rétréci. Asma, à peine 10 ans, sourde de naissance, enrobée dans un voile aux couleurs sombres nous remet un bout de papier sur lequel est écrit: «notre religion est l'Islam». Ebahissement! Une virée au Centre de réinsertion des filles en danger moral. Construit pour l'accueil des garçons, ce centre change de vocation en octobre 2002. Affreux! Les cas de Meriam, Abla, Yasmina...et Dihiya sont éloquents. En face de leur machine à coudre, elles n'ont qu'un seul souci, celui de sortir avec un métier d'avenir. Les raisons de leur admission au niveau de ce centre sont diverses. La situation de Chahra écoeure tout un chacun. Elle n'a que douze ans. Brune aux yeux verts, la taille fine, elle aurait pu prétendre devenir mannequin, une célébrité...Aidée psychologiquement par son éducatrice, elle a voulu s'extérioriser et tout dire. Une manière d'oublier, en quelque sorte, même si la plaie est profonde. Son histoire remonte à l'année 2005. Deux parents en perpétuel désaccord. Elle a assisté, selon ses dires, à des scènes qui restent gravées dans sa mémoire. «Les souffrances quotidiennes de ma mère sont plus choquantes. La vie avec mon père était un enfer.» «En quittant le domicile, il (le père Ndlr) ferme toutes les portes et nous enferme dans la cuisine jusqu'à des heures indues de la nuit», se souvient une Chahra abattue. Au centre, la couture ne lui sert que d'oubli éphémère. Arrivera-t-il le jour où je pourrai voir la lumière? s'est-elle interrogée. Même consolée par son éducatrice, à la place d'une mère biologique, la belle Chahra s'effondre en pleurs. D'une voix cassée, elle poursuit son histoire. «Preuves à l'appui, a-t-elle dit, sa mère demande le divorce.» Motif? Au-delà de toutes les situations pénibles qu'elle a vécues, être trahie par son mari avec des jeunes filles à peine adolescentes, est la raison qui a mené cette mère à réagir. Après quelques jours, la séparation définitive a eu lieu. Satisfaction des deux côtés. Seulement, irresponsables, les parents n'ont eu aucune pensée quant à l'avenir de leur fille unique. «Le malheur n'est pas là», rétorque Chahra. Une fiction? Sommes-nous en Amérique latine où ce genre de crime est courant? Cela se passe, bel et bien, en Algérie. Les deux parents sont remariés, chacun de son côté, laissant cette fillette souffrant en silence. Explicite, l'éducatrice nous chuchote que ce cas explique l'augmentation de la prostitution, notamment dans l'ouest du pays. Autre phénomène. D'autres soucis, voire d'autres craintes. Une virée au centre de vieillesse. Des parents sont «jetés» comme des objets. Des visites? Sporadiques dans les meilleurs cas. Habillés en blanc, comme des pèlerins, une vingtaine de parents ne savent pas à quel saint se vouer. La vie, le bonheur...ce sont des vocables qui leur semblent étrangers. La canne à la main, le visage ridé et transpirant sous la chaleur caniculaire, Nana Mimouna accepte de nous parler, ne serait-ce que pour quelques minutes. Agée de 70 ans, elle est mère de cinq enfants. Tous des garçons. Les trois premiers ont été, l'année dernière, victimes d'un grave accident de la circulation. Un malheur qui engendre un autre. Les deux restants ont décidé de la placer, après un simple différend, dans cet établissement. C'était, précisément, en 1997. Dix ans déjà sont passés et Mimouna n'a reçu aucune visite de ses fils. Un profond soupir, lourd de sens. «Malgré tout, Dieu m'a mis entre de bonnes mains», reconnaît cette vieille dame. D'autres femmes et hommes, à un âge avancé, amputés, souffrant de défaillances visuelles, des problèmes neurologiques, psychiques...et autres, reçoivent des visites irrégulières de proches. Se débarrasser de ses parents, et de quelle manière, résume la situation dans laquelle s'embourbe la population de la wilaya de Tiaret. Une image réelle de l'Algérie profonde.