Philippe avale de la poussière depuis deux jours. Une poussière jaune, épaisse, dense, qui brûle les poumons, dessèche la peau et pénètre dans les vêtements, dans les yeux, dans le nez. On la mange et on la respire en même temps. C'est la poussière du blé. La poussière qui flotte au-dessus de tonnes et de tonnes de blé. Philippe est venu en mai, faire la moisson au Texas, à Browfield. ll a dix-sept ans et travaille dans un silo gigantesque. Ces nouvelles granges à blé, tout en béton, et sur plusieurs étages, renferment des milliards de quintaux de graines qui s'écoulent de leurs flancs en torrent liquide et bruissant. Philippe travaille tout en haut de la tour principale, à 51 mètres du sol. Par une sorte de fenêtre d'aération, il peut voir à ses pieds la plaine du Texas, grillée sous le soleil de juin, car il fait 38 degrés à l'ombre, quand il y a de l'ombre. Juste en dessous de cette ouverture, se trouve une terrasse de béton, 20 mètres plus bas. Une terrasse qui est, en réalité, le toit d'un autre silo, lui-même à 30 mètres du soI. Philippe est coincé là-haut, dans la poussière. Et de temps en temps il passe la tête par la fenêtre pour respirer un peu d'air chaud. ll est chargé de surveiller les aIlées et venues d'un monte-charge. Un travail relativement peu fatigant, s'il n'y avait pas cette poussière. Quand le feu prend dans un silo à blé, c'est effrayant, car il suffit d'une étincelle pour enflammer la poussière de blé chargée de gaz. Et par cette chaleur, tout le monde craint l'accident. L'étincelle est venue on ne sait d'où, mais l'explosion s'est produite en bas de la tour principale du silo. Une énorme défIagration a fait éclater les vitres des maisons dans un rayon de 200 mètres, puis a soulevé une colonne d'air chaud si puissante, que 50 mètres plus haut Philippe a failli basculer par la fenêtre. Sur le moment, il n'a pas compris ce qui arrivait. Mais la fumée est arrivée jusqu'à lui, presque immédiatement. Alors il a voulu descendre, mais le monte-charge était coincé, et le temps de gagner l'échelle de fer intérieure, il était trop tard, les flammes étaient déjà en dessous, interdisant la descente. Plus d'issue. La seule ressource de Philippe est la fenêtre, de sauter sur la terrasse du dessous, d'une hauteur de 20 mètres et sur du béton. Autant se suicider. En bas, on s'occupe déjà des secours. Deux hommes ont été projetés et tués par l'explosion ; un troisième est enseveli sous les tonnes de blé qui s'écoulent d'une glissière de déchargement. La vanne est restée ouverte, personne n'a pu l'atteindre, et on a vu l'homme glisser comme dans un torrent, disparaître peu à peu, recouvert de blé, sans que personne puisse tenter quoi que ce soit. A présent, les hommes lèvent la tête vers la fenêtre de Philippe. Les pompiers sont déjà là, mais le feu gronde à l'intérieur de la tour de béton, et pour l'instant ils ne peuvent guère intervenir. Les lances attaquent le feu à la base sans grand effet. Philippe crie qu'il étouffe, et quelqu'un en bas lui répond par un mégaphone de se calmer et d'attendre. Un hélicoptère va venir lui balancer un filin, et il pourra descendre sur la terrasse, 20 mètres plus bas, où les pompiers pourront l'atteindre. Car le bâtiment fait un tel angle, que l'échelle ne peut l'atteindre actuellement. Philippe n'est pas sûr d'avoir compris, et les hommes en bas ne sont pas sûrs qu'il ait compris. La poussière de blé fait un grésillement d'enfer en brûlant, la fumée se répand en torsades blanches et la chaleur est infernale à moins de 5 mètres du béton. L'équipe de secours a prévenu la base aérienne voisine et un pilote a décollé sur un vieil hélico : c'est un homme habitué aux travaux agricoles, il était le seul disponible sur le moment. En attendant les hélicoptères de l'armée (s'ils arrivent à temps), le vieil appareil fonce en direction du silo. Dix minutes plus tard, on l?entend ronronner autour de l'incendie. Le pilote cherche à apercevoir Philippe à sa fenêtre et tourne au-dessus de la tour principale. Mais il ne peut pas vraiment s'en approcher, car une antenne de radio de plusieurs mètres couronne la tour et empêche les passages à la verticale. Enfin le pilote aperçoit Philippe dont le buste dépasse de la fenêtre. ll semble avoir du mal à se tenir, le feu doit être derrière lui et la chaleur insupportable au-dedans comme au-dehors. Au jugé, le pilote largue son filin, espérant que le grappin qui est au bout va se balancer suffisamment pour que Philippe l'attrape. (à suivre...)