Que faire donc de cette pièce ! La matinée s?écoula et Ma Aïcha, perdue dans ses pensées, restait encore assise à la lisière de la forêt. Les légumes avaient beau se pencher par- dessus le toit, la vieille ne les regarda pas. Ils se penchèrent tant et si bien qu?ils tombèrent entraînant avec eux le peu de terre qui les soutenait. Mais elle ne vit même pas ce désastre, elle était encore si préoccupée : «Mais que puis-je donc acheter avec cette jolie pièce ?» Elle n?entendit pas non plus Chevrette pleurer. En effet, ses lourdes mamelles qui n?avaient pas été soulagées ce matin de leur lait lui faisaient mal. Ma Aïcha n?avait même pas nourri Minette qui ne ronronnait plus devant son écuelle encore vide. Le feu dans l?âtre s?était tristement éteint et la maison est devenue glaciale. La marmite aussi était restée muette, enfermée dans le placard. Quand Ma Aïcha se leva enfin et avança dans la forêt, toute plongée encore dans ses pensées, les arbres croisèrent sur les troncs leurs longues branches cachant ainsi leurs fruits. Certains même s?écartèrent d?elle à son passage. La petite vieille s?en étonna et s?en plaignit à son amie la chouette, qui nichait habituellement dans l?arbre abattu ce matin. L?oiseau lui répondit : «La pièce que tu as ramassée a soufflé en toi les mêmes pensées qui hantent tes frères les bûcherons !» Ma Aïcha comprit alors sa faute : «On ne ramasse jamais quelque chose qui ne nous appartient pas, n?est-ce pas les enfants ?» Ma Aïcha était sage, ayant vite compris sa faute elle s?écria : «Argent sois maudit, toi qui as le pouvoir de transformer les hommes libres en de serviles bûcherons !» À présent, la pauvre vieille, si heureuse d?habitude, était embarrassée ! En fait, elle ne savait que faire de cette pièce d?argent qui pesait comme du plomb dans la poche de son tablier. Soudain, Petite source, qui jaillissait au pied du rocher, l?interpella : «Ma Aïcha, écoute, moi qui coule depuis la nuit des temps, j?ai vu bien des choses !» La pauvre vieille, toute triste, s?approcha de la source son amie qui lui murmura : «Cours ramasser la terre tombée du toit, ne laisse jamais perdre ta terre nourricière, Ma Aïcha.» «Va voir Chevrette si généreuse et ta petite Minette, nourris et n?abandonne jamais ta famille et tes proches, Ma Aïcha !» «Va rendre visite aux arbres de la forêt, n?offense point tes amis, Ma Aïcha !»` «Rallume vite ton feu et fais chanter ta marmite, ne néglige pas le gîte qui abrite ton couvert, Ma Aïcha.» La source se tut un instant puis reprit : «Jette cette pièce dans les eaux, tout à l?heure je traverserai, comme à mon habitude, le village de bûcherons et je leur rendrai les cinquante centimes ! Des pièces semblables empoisonnent continuellement la vie des hommes et pourtant ils passent le plus clair de leur temps à courir, courir après l?argent jusqu?à l?épuisement du peu de vie que Dieu leur a prêtée ! Tel est le destin des hommes. Adieu ! ma toute bonne !» Et Petite source, pour encourager son amie, tendit vers elle ses flots. Alors de toutes ses forces, la pauvre vieille lança la pièce que les eaux engloutirent aussitôt, puis Ma Aïcha, clopin-clopant, regagna son petit paradis qu?elle avait, à cause de sa lésinerie, cru à jamais perdu.