Résumé de la 1re partie En cet été de l?année 1947, à Saigon, une femme américaine, Danaë, essaie d?accoucher. Danaë délire un peu, elle dit : «J'ai peur» ; elle dit : «Je n'en peux plus», puis elle laisse tomber des phrases sans suite, insolites, elle dit qu'elle voit la mer et des bateaux, et qu'elle entend le vent... puis elle dit que le soleil est blanc, que le soleil l'aveugle, elle rêve... Et tout recommence brutalement. Le cri, le corps raidi. Cette fois, ça y est. Anxieusement, le docteur Finley surveille l'apparition. De ses mains gantées, il attrape quelque chose, quelque chose qui n'est pas la tête. Pauvre Danaë, elle aura toutes les misères. Ce n'est pas étonnant qu'elle hurle comme une bête blessée. L'enfant se présente par les reins. Il faut faire vite, il risque d'étouffer. Avec des mouvements rapides et précis de légère rotation, le docteur Finley dégage le bassin de l'enfant, un bassin minuscule, fragile et mou, un bassin bizarre. Où sont les jambes ? Mais bon sang, où sont les jambes ? hurle Finley. Mais il a hurlé intérieurement, heureusement. Car il n'y a pas de jambes. Un frisson glacial grimpe le long des propres jambes du docteur Finley, envahit son dos, sa poitrine, il regarde avec effroi l'affreuse petite chose qui n'a pas encore quitté sa gangue. La tête et les épaules sont encore invisibles. Il n'y a que ce bassin, rond, horriblement rond, horriblement nu ! La jeune femme reprend son souffle. Le cri s'est arrêté. C'est une pause dans la douleur et dans l'effort. Elle regarde le docteur Finley, elle l'interroge du regard, un regard qui se brouille, qui cherche les yeux du médecin avec peine. Elle ne se rend pas compte du ton calme et trop rassurant qu'il emploie : «Ne bougez pas, respirez calmement, c'est la dernière, courage, mon petit... » Mais Danaë n'a plus de forces, son corps se détend dangereusement, elle est au bord de l'évanouissement. Il faudrait la secouer, I'obliger à reprendre son effort. Normalement, le docteur Finley devrait accélérer l'accouchement, il connaît bien ce moment-là, il devrait plonger ses bras pour sortir l'enfant d'un seul et même mouvement libérateur. Mais le docteur Finley ne bouge presque pas, et ses deux mains tâtonnent avec hésitation. Une petite voix sourde marmonne des choses abominables dans son crâne : «Encore quelques secondes, une, deux minutes, et c'est fichu, poumons bloqués, trachée obstruée, il ne vivra pas. Ce petit monstre ne vivra pas. Il ne peut pas vivre comme ça, ce n'est pas ma faute, ce ne sera pas ma faute, ce sera accidentel, elle ne le verra pas. Je l'emporterai, tout sera fini?» Alors, il ne bouge plus. Ses mains s'immobilisent. Le temps est long, la respiration du médecin et celle de la femme scandent le silence. lIs sont reliés par cet enfant, ce demi-enfant immobile. Les mains du médecin, l'enfant, le corps de la mère. Plus rien ne bouge. Le docteur Finley ne se dit pas : «Je suis en train de tuer un enfant». Il ne pense plus. Il maintient la partie visible du petit corps tronqué. Il la maintient, c'est tout. Avec calme, avec certitude. A présent, il est sûrement trop tard. La fatalité aura bien fait les choses. Le docteur Finley se redresse, du revers de sa manche, il éponge maladroitement son front ruisselant de sueur. Et c'est ainsi qu'est née, contre vents et marées, le 8 septembre 1947, une petite fille sans jambes, prénommée Carole Folk, dans un sursaut d'énergie de sa mère. (à suivre...)