M. John Tilberry est le plus embarrassé des hommes, car le voilà bigame. Ou, pour être plus précis, le voilà fiancé deux fois. La première par convenance familiale, la seconde par la chance de la loterie. En relisant pour la dixième fois la lettre qu'il vient de recevoir, il se maudirait d'avoir eu l'idée absolument saugrenue d'acheter un billet de la loterie de «Miss Opportune». C'était il y a quelques semaines de cela. Et il faut dire que ladite loterie n?est pas une loterie comme les autres. Elle offrait un seul et unique lot : la main de «Miss Opportune». L'annonce parue dans les journaux anglais avait fait, à l'époque, dans les premières années du siècle, un bruit fantastique. Une femme y publiait une petite annonce dans laquelle elle proposait une loterie d'un genre inédit dont le gagnant obtiendrait sa main. Elle expliquait que son père avait éconduit tous ses prétendants et qu'elle avait alors jeté son dévolu sur un jeune homme, mais las de l'attendre, ce dernier venait de se marier avec une autre. Déçue et ne sachant comment choisir un compagnon désintéressé, elle faisait appel au sort pour désigner l'époux que le ciel lui destinait. L'annonce était signée du pseudonyme de «Miss Opportune», et de la formule «à suivre», comme dans les feuilletons. Les commentaires allèrent bon train. Au pays de Shakespeare, les femmes ont beau avoir accès au trône, les gentlemen n'en sont pas moins habitués à les voir adopter une attitude plus discrète. Et c'est précisément là-dessus que comptait sans doute la rusée. Dans les jours suivants, le tirage des journaux augmenta de façon sensible, comme si la plupart des Anglais étaient célibataires ou en passe de se marier. Mais il est vrai que jamais le Royaume-Uni n'avait connu une telle situation : une femme s'offrait en gros lot dans une loterie. Le fait en lui-même était déjà suffisamment étonnant, mais le plus intriguant était surtout le petit mot «à suivre.» Parce que, enfin, en relisant l'annonce, on ne savait rien de la dame. Son âge, sa qualité, sa situation? Gagner une femme, soit, mais dans quel état ? Dans les jours qui suivirent la parution de l'annonce, l'Angleterre tout entière se rua sur la presse, cherchant dans les pages prévues à cet effet la suite promise, qui arriva effectivement quelques jours plus tard sous la signature de la même «Miss Opportune». Celle-ci rappelait en résumé l'enjeu de la loterie et donnait sur elle-même de plus amples précisions : elle disait avoir vingt-deux ans, de très jolies formes avantageuses, une physionomie piquante, une bonne éducation et un tempérament profondément affectif. (sic !). L'annonce se terminait encore par la fameuse mention «à suivre». Cette suite parut deux jours après et fit cette fois l'effet d'une bombe. Miss Opportune, vingt-deux ans, piquante et affectueuse à souhait, offrait en plus de ses charmes une dot de 10 000 livres. Pour l'époque, c'était une véritable fortune. 10 000 livres et une femme en loterie, voilà qui paraissait le plus extravagant du monde et le moins anglais possible ! L'annonce du lendemain matin donnait les détails de l'opération. Les billets devaient être mis en vente dans un certain nombre de pub, reconnaissables à leur panonceau spécial. Le tirage devait avoir lieu le 12 avril, à Leicester, en présence un huissier, maître Pitt, qui se chargerait de prévenir personnellement l'heureux élu. Enfin, le prix du billet était précisé, il n'était que de quelques pennies, donc accessible au plus grand nombre. Du coup, toute la Grande-Bretagne s'enflamma pour la loterie de Miss Opportune, car l'affaire cautionnée par maître Pitt, huissier fort connu et apprécié de Leicester, paraissait des plus sérieuses. Des envoyés de Miss Opportune parcoururent le pays, déposant des billets à souche numérotée sur lesquels chaque acquéreur faisait noter son nom et son adresse. Un petit bristol discret apposé derrière une vitre indiquait les lieux de vente : «Ici, Miss Opportune.» (à suivre...)