«La réponse du professeur Vogt vient d'arriver !» Max Ader relève la tête et regarde droit dans les yeux le jeune étudiant en médecine planté devant lui. Son visage sévère ne laisse rien présager d'agréable. «Et alors ? ? Il faut lui enlever l'?il.» Les deux hommes savent trop bien ce que signifie cette nouvelle pour ne pas en apprécier toute la gravité. Procéder à une énucléation est une chose relativement banale. Cela se pratique couramment dans tous les hôpitaux du monde. Seulement voilà : dans l'isolement, à des milliers de kilomètres de tout lieu civilisé, en plein continent antarctique, c'est une tout autre affaire. Il ne faut pas songer à évacuer le blessé ; de plus Nils Scott, l'homme qui vient d'apporter la nouvelle et qui a vingt-six ans, n'a jamais pratiqué lui-même la moindre opération. Depuis six mois, la mission internationale de douze hommes, dirigée par Max Ader, est installée au milieu des glaces et des neiges. Elle doit rester, là, deux ans. Deux cabanes préfabriquées et quelques hangars forment le camp de base. Le travail consiste à faire des relevés de toutes sortes. L'équipe est composée de météorologues, glaciologues et géologues. Le premier soin de Max Ader, le responsable du camp, est de demander au jeune étudiant en médecine s'il se sent capable de mener à bien une intervention de ce genre. Nils Scott répond que le professeur Vogt, d'Oslo, se propose de lui faire parvenir par radio tous les renseignements nécessaires. «De toute façon, vous n'avez pas le choix, a ajouté le médecin, c'est l'énucléation ou Jacques Mauduit devient aveugle.» Max Ader laisse échapper un long soupir. On avait bien besoin de ça. Maudite soit cette lanière agitée par le vent qui est venue cingler de plein fouet l'?il droit du météorologue français. Voilà trois semaines que cet accident, banal au demeurant, s'est produit. Le blessé a fait preuve d'un courage à toute épreuve, mais l'état de son ?il a empiré de jour en jour. L'étudiant en médecine poursuit son explication. Le professeur Vogt craint ce qu'il appelle «l'ophtalmie sympathique» qui risque d'affecter la vision de l'?il valide, provoquant ainsi la cécité totale. «Qui est au courant ? demande le chef. ? Paul Lapôtre, le radio canadien, et moi. C'est tout.» Max Ader propose alors de ne rien dire à l'intéressé pour le moment, et s'informe du temps nécessaire à la préparation. «Pour fabriquer les instruments, entraîner l?équipe et m'exercer moi-même, il faut bien trois semaines, mais le plus tôt sera le mieux.» Une date précise est fixée en fonction des différents travaux à effectuer. «Le 13 juillet à treize heures. Vous n'êtes pas superstitieux ?» L'étudiant en médecine sourit. «Au contraire, ça va nous porter bonheur.» Ayant reçu carte blanche, Nils Scott commence ses préparatifs dans le plus grand secret. Cela s'avère tout de suite une tâche difficile, étant donné l'exiguïté des lieux et la minceur des cloisons intérieures. Comme en plus, en dehors des prélèvements et autres observations quotidiennes, les hommes travaillent à l'intérieur des baraques, cela pose un certain nombre de problèmes assez faciles à imaginer. Commence alors, par radio, une étrange conversation entre le grand ophtalmologiste norvégien et son jeune collègue qui se trouve au bout du monde. Patiemment, le professeur Vogt décrit les instruments indispensables pour pratiquer l'énucIéation. Sous sa dictée, chaque instrument est dessiné avec précision. A n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, Nils Scott trace les contours et commente la forme et l'utilisation exacte de chaque instrument, il faut ensuite les faire fabriquer avec les moyens du bord. (à suivre...)