Décembre A deux jours de Noël, en 1948, dans une petite ville allemande occupée par les Américains. Les maisons en partie détruites ont été rafistolées. On en a construit d?autres en matériaux préfabriqués. Des sortes de petits pavillons américains, avec plancher surélevé. Dans l?un d?eux, une jeune femme s?active au ménage. Grande, jolie et blonde, elle a le type russe ou scandinave ; un corps solide et des yeux tristes. Elle s?appelle Ania. Son mari est ingénieur. Ils sont mariés depuis deux ans. Comme on frappe, elle se dirige vers la porte d?entrée. Les visites sont rares. Herbert, son mari, ne rentre pas de la journée et ils ne connaissent pratiquement personne. Le petit homme qui s?encadre dans la porte, a l?air malade et épuisé. Ania le trouve bizarre. «Vous désirez, monsieur ?» Le petit homme enlève son chapeau qu?il tient devant lui d?un geste emprunté. Il doit avoir soixante ans environ, peut-être moins, mais il a l?air si las. «Est-ce que je suis chez monsieur?» Il hésite, comme s?il ne trouvait pas le nom ou avait peur de le dire, puis tourne sa demande autrement. «Est-ce qu?Herbert est là ? ? Mon mari ? Non, il travaille. Qui êtes-vous, monsieur ? ? Je suis son père.» Ania regarde avec étonnement le petit homme. Un peu d?émotion aussi. Herbert ne lui a jamais parlé de ce père, autrement que pour dire : «Il est vieux, il habite tout seul, on ne se voit plus depuis longtemps.» Ania le fait entrer machinalement, en se posant mille questions. Mais le petit homme parle avant elle. «Vous êtes sa femme, n?est-ce pas ?» Elle a à peine le temps de répondre «oui» et de refermer la porte, que son visiteur fond en larmes? «Il ne vient plus me voir, il ne donne plus de nouvelles, il me fuit depuis qu?il a tué cette femme. ? Tué cette femme ?» Ania a bien entendu. Il a bien dit : «Tué cette femme.» «Quelle femme ? De quoi parlez-vous ?» Alors le petit homme cesse brutalement de sangloter. Il écarquille des yeux incrédules. «Vous? Vous ne saviez pas ? Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu, qu?est-ce que j?ai dit ! Vous ne saviez pas ! Il ne vous a rien dit !» Ania se met à trembler d?elle ne sait quelle peur subite. Herbert, son mari, ce grand jeune homme un peu triste, un peu secret, qui l?a épousée si vite, qu?a-t-il fait ? Qui est-il ? Que vient faire là cet homme, son père, qu?est-ce qu?il raconte, que dit ce vieillard qui pleure en tordant son chapeau, planté devant elle ? Il dit qu?Herbert est son fils et que ce fils est un assassin. Voilà ce qu?il dit. Et c?est vrai. Cette femme a épousé un assassin sans le savoir, jusqu?à ce jour de décembre 1948. Sur le divan du salon meublé assez modestement, Ania et son beau-père se regardent. Elle ose à peine poser la première question. Le choc a été si rude. En même temps, elle espère, sans trop y croire, qu?il s?agit d?un accident, d?une chose presque normale? «Qu?est-ce qui s?est passé ? ? Il a tiré sur elle. ? Mais qui était cette femme ? Pourquoi ? Le père a un geste las : ? Oh ! avec Herbert, c?est difficile de savoir vraiment. Au procès, il a dit qu?elle l?avait rendu fou, c?était en 1943. ? Mais alors, il n?a pas été condamné ? ? Si, justement. Mais c?est une longue histoire. Et je ne sais pas si je peux vous raconter tout cela. Si Herbert ne vous a rien dit, c?est qu?il craint encore quelque chose, ou alors qu?il n?en a pas eu le courage ; peut-être les deux. ? Je vous en supplie, monsieur. Il faut que je sache à présent. Vous en avez trop dit.» A suivre D?après Pierre Bellemare Décembre n A deux jours de Noël, en 1948, dans une petite ville allemande occupée par les Américains. Les maisons en partie détruites ont été rafistolées. On en a construit d?autres en matériaux préfabriqués. Des sortes de petits pavillons américains, avec plancher surélevé. Dans l?un d?eux, une jeune femme s?active au ménage. Grande, jolie et blonde, elle a le type russe ou scandinave ; un corps solide et des yeux tristes. Elle s?appelle Ania. Son mari est ingénieur. Ils sont mariés depuis deux ans. Comme on frappe, elle se dirige vers la porte d?entrée. Les visites sont rares. Herbert, son mari, ne rentre pas de la journée et ils ne connaissent pratiquement personne. Le petit homme qui s?encadre dans la porte, a l?air malade et épuisé. Ania le trouve bizarre. «Vous désirez, monsieur ?» Le petit homme enlève son chapeau qu?il tient devant lui d?un geste emprunté. Il doit avoir soixante ans environ, peut-être moins, mais il a l?air si las. «Est-ce que je suis chez monsieur?» Il hésite, comme s?il ne trouvait pas le nom ou avait peur de le dire, puis tourne sa demande autrement. «Est-ce qu?Herbert est là ? ? Mon mari ? Non, il travaille. Qui êtes-vous, monsieur ? ? Je suis son père.» Ania regarde avec étonnement le petit homme. Un peu d?émotion aussi. Herbert ne lui a jamais parlé de ce père, autrement que pour dire : «Il est vieux, il habite tout seul, on ne se voit plus depuis longtemps.» Ania le fait entrer machinalement, en se posant mille questions. Mais le petit homme parle avant elle. «Vous êtes sa femme, n?est-ce pas ?» Elle a à peine le temps de répondre «oui» et de refermer la porte, que son visiteur fond en larmes? «Il ne vient plus me voir, il ne donne plus de nouvelles, il me fuit depuis qu?il a tué cette femme. ? Tué cette femme ?» Ania a bien entendu. Il a bien dit : «Tué cette femme.» «Quelle femme ? De quoi parlez-vous ?» Alors le petit homme cesse brutalement de sangloter. Il écarquille des yeux incrédules. «Vous? Vous ne saviez pas ? Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu, qu?est-ce que j?ai dit ! Vous ne saviez pas ! Il ne vous a rien dit !» Ania se met à trembler d?elle ne sait quelle peur subite. Herbert, son mari, ce grand jeune homme un peu triste, un peu secret, qui l?a épousée si vite, qu?a-t-il fait ? Qui est-il ? Que vient faire là cet homme, son père, qu?est-ce qu?il raconte, que dit ce vieillard qui pleure en tordant son chapeau, planté devant elle ? Il dit qu?Herbert est son fils et que ce fils est un assassin. Voilà ce qu?il dit. Et c?est vrai. Cette femme a épousé un assassin sans le savoir, jusqu?à ce jour de décembre 1948. Sur le divan du salon meublé assez modestement, Ania et son beau-père se regardent. Elle ose à peine poser la première question. Le choc a été si rude. En même temps, elle espère, sans trop y croire, qu?il s?agit d?un accident, d?une chose presque normale? «Qu?est-ce qui s?est passé ? ? Il a tiré sur elle. ? Mais qui était cette femme ? Pourquoi ? Le père a un geste las : ? Oh ! avec Herbert, c?est difficile de savoir vraiment. Au procès, il a dit qu?elle l?avait rendu fou, c?était en 1943. ? Mais alors, il n?a pas été condamné ? ? Si, justement. Mais c?est une longue histoire. Et je ne sais pas si je peux vous raconter tout cela. Si Herbert ne vous a rien dit, c?est qu?il craint encore quelque chose, ou alors qu?il n?en a pas eu le courage ; peut-être les deux. ? Je vous en supplie, monsieur. Il faut que je sache à présent. Vous en avez trop dit.» ( à suivre...)