Le jour le plus long a jeté sur les côtes de Normandie une armée de jeunes vainqueurs. Les Américains sont là, enfin là, et la joie éclate autour d?eux. Ils défilent dans les villages, salués par les larmes des vieux, portés aux nues par les sourires des femmes. Embrassée, cajolée, l?armée des troupes du débarquement fait l?apprentissage de la gloire. Joe a échappé au massacre des plages et à l?enfer de la première vague. A présent, il a les deux pieds sur la terre de France, il croit que tout est fini, mais l?aventure ne fait que commencer. Joe va se déclarer la guerre tout seul, une drôle de guerre, celle-là. Les gros camions américains foncent vers le front de Belgique.Toutes les cloches des églises de Normandie les accompagnent et les petits Français grimpent aux poteaux électriques et sur les arbres pour saluer «les libérateurs». Les héros de 1944 défilent, jetant à poignées cigarettes et chocolat, se tordant le cou pour embrasser les jeunes filles, ivres de victoires et de conquêtes, glorieux, beaux, fascinants. Du haut de son camion, un nommé Joe regarde tous ces visages heureux et ne craint pas de jeter quelques coups d??il assassins à la piétaille féminine. C?est fantastique pour un jeune homme comme lui de se sentir adulé à ce point. Jamais de toute sa vie, il n?a embrassé tant de femmes, françaises qui plus est, et dont la réputation de charme a depuis longtemps franchi l?Atlantique. Joe fait donc du charme à son tour, il a le temps car un embouteillage monstre vient de bloquer la longue file de camions et l?on discute entre libérateurs et libérés. On discute comme on peut, avec les deux mots de français et les trois mots d?américain que chacun a retenus. Une main tendue, celle de Joe, vient de heurter une autre main tendue, celle de Jeanne. Un éclat de rire, celui de Jeanne, répond aussitôt au regard de Joe. Elle ne veut pas de cigarettes, elle n?aime pas cela, et elle rit de toutes ses dents en repoussant le paquet tendu. Alors Joe fouille ses poches : «Chocolat ? Chewing-gum ?» A ces mots, une armée de gamins l?assaille et il perd de vue le joli sourire. Désespéré, Joe lâche tous ses cadeaux et la ration d?une semaine de campagne disparaît dans la foule ; les gamins se bousculent à quatre pattes, les vieux reculent, et il retrouve le sourire de Jeanne. Elle le regarde sans insolence, sans provocation véritable, elle le regarde avec intensité, en silence. Des yeux noirs, une tignasse d?un roux flamboyant un teint de lait, des épaules rondes, elle a vingt ans à peine et elle est belle. «Miss ?», dit-il d?un ton interrogateur, et elle rit encore. Il répète : «Miss ?» Que veut-il ? Son prénom sûrement, elle a compris. «Jeanne», dit-elle en sautant sur le marchepied du camion. D?un petit doigt effronté, elle tape sur l?uniforme : «Et toi ?» Heureux jusqu?aux oreilles, Joe claironne son nom comme une victoire de plus. Il a vingt-cinq ans et représente le type de l?Américain moyen selon les rêves des jeunes filles. 1,85 m de muscles, les cheveux courts et l?air d?un gosse poussé trop vite, avec de belles dents blanches. Dans la cacophonie provoquée par l?embouteillage, ils n?en finissent pas de se regarder car ils n?ont plus rien à se dire. Puis le camion s?ébranle. Chargé de matériel, il doit se rendre dans un camp établi à plusieurs kilomètres du petit village. Joe s?en va et Jeanne n?arrive pas à descendre du marchepied. Il lui tient la main, il cherche quoi dire, quoi faire. Il cherche ce qu?il veut de ces deux yeux-là, de cette petite main-là ; il jure, dans sa langue maternelle, d?impuissance et de rage. Abandonner ce bonheur-là ? Impossible. Puis l?idée lui vient. L?idée de génie : il désigne l?église à Jeanne, puis sa montre, il montre le chiffre neuf. Jeanne rit de plus belle, elle a compris ! Rendez-vous à l?église à neuf heures ce soir. A son tour, elle montre l?église et fait le chiffre neuf de ses doigts écartés. Alors, il la lâche, la reperd dans la foule et gesticule sur son camion en hurlant le rendez-vous à la cantonade avant de disparaître avec son défilé triomphal. (à suivre...)