Les vieilles, mais vraiment très vieilles personnes, des villages de la Soummam, se rappellent El-Hadj El-Yaqut qui hantait, il y a quelques cinquante ans, les souks de la vallée, qui vendait et achetait, qui négociait et se disputait comme un? homme ! El-Hadj El-Yaqut était, en effet, une femme et, dans la vallée comme dans toute la Kabylie, à l?époque, les femmes ne vendaient pas dans les souks, elles n?y allaient même pas. Le souk, le grand marché, était exclusivement le domaine des hommes ! Aujourd?hui encore, si dans les marchés des grandes villes, on peut voir des femmes tenir des étals, dans les villages, ce serait une hérésie qu?une femme s?occupe de négoce ou même se rende au marché pour faire ses emplettes. Les conditions de vie ont changé, les m?urs ont évolué, mais certaines habitudes sont tenaces. Dans les années 1930, pourtant, une femme a osé transgresser la règle? Elle s?appelait El-Yaqut, diminutif Qoqo, prénom autrefois très répandu en Kabylie. Comme toutes les femmes de l?époque, elle a été élevée dans le strict respect des traditions qui lui imposaient une soumission totale à l?homme : le père, qui avait le droit de vie et de mort sur elle, ensuite les frères, les oncles et les cousins, gardiens de sa vertu, et enfin le mari qui, lorsqu?elle quittait la maison paternelle, prenait la relève. Cette «passation de la dépendance», dans la région de la Soummam, est illustrée, lors du mariage, par une cérémonie très symbolique. Au moment de quitter sa famille pour se rendre chez son époux, la mariée passe sous le bras de son père. Cela signifie qu?il l?émancipe de sa tutelle, non pour lui rendre sa liberté, mais pour la livrer à l?autorité de son mari ! Dans la société traditionnelle, la femme kabyle n?est pas cloîtrée à la maison. Elle peut aller et venir dans le quartier, généralement habité par des proches, elle se rend quotidiennement à la fontaine du village pour puiser de l?eau ou à la rivière pour faire sa lessive. Elle peut participer aux travaux des champs, gauler les olives, couper l?herbe, conduire les bêtes au pâturage. Mais les espaces où elle se rend sont en général protégés : peu d?hommes s?y rendent, ou alors ceux que la femme côtoie sont des proches. Pas de risque de rencontrer des étrangers et donc de courir le moindre danger. De plus, les jeunes femmes, notamment les célibataires, sont souvent placées sous la garde de vieilles femmes, de vraies mégères, gardiennes de l?honneur et de la vertu ! Les espaces réservés aux hommes sont les places publiques des villages, les cafés, les lieux d?assemblée (tajmaât), les mosquées et, bien sûr, les marchés, les souks? Pas question pour les femmes de s?y rendre sous peine de passer pour des dévergondées ! «Ruh?ar suq» (aller au souk) ou sewwaq est une expression qui se conjugue toujours au masculin ! Quand une femme a besoin de quelque chose, elle charge son mari, son fils, son père son frère ou un proche parent de le lui acheter? A défaut, elle peut même envoyer un enfant. Mais pas question de se rendre, elle, au souk pour faire ses achats ! C?est la tradition des villages, et cette tradition était encore plus stricte il y a cinquante ans, au temps de Hadj El-Yaqut ! (à suivre...)