- A quoi te servent-elles ? répliqua Fella méchamment. Elle continua : - Les deux grandes courent les rues comme il n?est pas permis, et la petite passe ses journées assise près de la cheminée à jeter des noyaux d?olives dans les flammes, à croire qu?elle y cherche Chitane ! Le père se tut, trop furieux d?apprendre de si vilaines choses à propos de ses filles. Il ne savait pas, le malheureux, que si les deux grandes filles couraient toute la journée, c?était simplement pour exécuter les ordres de Fella. Quant à la petite qu?on avait surnommée Ramdia, c?est-à-dire Cendrine, elle, avait pour tâche, étant la plus frêle, de surveiller sans cesse le feu, c?est pourquoi ses cheveux et sa petite frimousse étaient toujours saupoudrés d?une fine poussière de cendre. Mais, grâce à la fillette, pas un repas ne brûla, pas une cafetière ne cracha dans le feu, jamais le lait ne se sauva de sa casserole, et jamais au grand jamais les braises ne s?éteignirent ! Ramdia y veillait, elle jetait à longueur de journée des noyaux d?olives dans les flammes, provoquant ainsi un bouquet d?étincelles qui éclairait et réchauffait le pauvre gourbi en la faisant rêver un instant. Un matin, de bonne heure, le père dit aux fillettes : - Vous allez m?accompagner aujourd?hui dans la forêt pour m?aider à ramasser du bois sec ! Les fillettes ne se le firent pas répéter deux fois, trop heureuses d?échapper au joug de leur marâtre. En cours de route, Ramdia, à la traîne, semait, discrètement, derrière elle, des noyaux d?olive. Bientôt, le bûcheron et ses fillettes arrivèrent au c?ur même de la forêt. C?était un endroit sinistre : ronces et orties s?y mêlaient d?une façon inextricable. - Reposez-vous un peu, puis mettons-nous au travail. - Regardez, dit le père à ses enfants, en pointant le doigt, regardez de ce côté-ci, toutes ces branches mortes ! Les fillettes cherchèrent des yeux le bois mort, mais quand elles se retournèrent, leur père avait déjà mystérieusement disparu. Elles l?appelèrent de toutes leurs petites forces puis se mirent à pleurer. Seule Ramdia conservait son calme, et d?une voix à peine perceptible, elle chuchota : - J?étais près du feu à surveiller le lait du petit déjeuner quand j?ai entendu notre marâtre exiger de notre père de nous abandonner dans la forêt. Depuis ce matin-là, je faisais en sorte que mes poches demeurent toujours pleines de noyaux d?olive. - Et, reprit-elle toute contente, j?en ai semé tout le long du chemin, suivez-moi ! Avant la tombée de la nuit, les pauvres orphelines étaient de retour à la maison. Le père, honteux, baissa un peu plus la tête, mais sa femme ne put cacher sa déception. Le lendemain, le bûcheron alla dans la forêt et dit à voix haute : - Hier, génie, j?ai abandonné mes filles au c?ur même de la forêt et tu me les as rendues, je t?en remercie ! Le djinn éclata d?un rire qui fit trembler les montagnes : - Non, je ne te les ai pas rendues, elles m?ont échappé. Demain, tu les mèneras non pas au c?ur, mais dans le ventre même de notre mère la forêt ! Devant l?air surpris d?Ahmed, le djinn précisa : - Regarde, ne vois-tu pas un chêne aux quatre-vingt-dix-neuf bras ? Le bûcheron opina de la tête. - Au pied de ce même arbre, tu trouveras une crevasse dissimulée sous un bloc de pierre que tu déplaceras, tu feras descendre alors tes filles dans la caverne ! Le djinn, qui voit et perçoit tout, sentit la souffrance du père et reprit, plus conciliant : - Rien de fâcheux ne leur arrivera, et avant même le printemps, tu auras l?héritier de tes rêves ! Rassuré, Ahmed allait s?en retourner quand il entendit le djinn ricaner : - On sait ce que l?on a. Mais on ne sait pas ce que l?on aura ! Dès son retour, le bûcheron, encore sous l?effet de l?émotion, raconta son aventure à sa femme. Celle-ci ne se sentit plus de joie. Alors, avec des gestes et des mots câlins, la coquine proposa : - Demain, je vais me charger, moi-même, de conduire tes filles chez le génie de la forêt ! Ahmed regretta d?avoir été trop bavard et fit celui qui n?avait rien entendu. Après le départ du bûcheron, Fella courut réveiller les fillettes. - Hier, votre père m?a dit que nous étions invitées, toutes les quatre, à la noce de votre cousine. Dépêchez-vous, votre oncle habite de l?autre côté de la montagne ! Tout heureuse, elle emplit, prestement une grande corbeille de beignets et une autre de viande salée, elle versa généreusement des olives, dans un sac et dans un second des figues sèches, elle courut ensuite charger un plein panier de dattes et un autre plus gros de noix. Elle enveloppa dans un mendil des galettes dorées comme le soleil. Elle mit dans un nouet plusieurs douzaines d??ufs durs. Elle glissa sous le bras de Ramdia une outre d?eau fraîche, poussa les autres filles et ouvrit la marche d?un pas décidé en criant : - Vite, vite, il faut que l?on traverse la forêt avant la tombée de la nuit ! (à suivre...)