Les fillettes, chargées comme des mulets, traînaient et Fella se retournait à chaque instant pour les houspiller : «Dépêchez-vous ! Nous allons être surprises par la nuit !» Les pauvres orphelines se hâtaient un instant, mais sous la charge pesante qu?elles portaient, elles se remettaient peu à peu à traîner le pas. Le soleil commençait à décliner quand elles arrivèrent près d?un chêne dont la cime chatouillait le ciel. Alors, Fella s?écria : «Pour gagner du temps, nous allons prendre ce raccourci, votre père me l?a indiqué. Il se trouve au pied même de ce grand chêne ; aidez-moi à déplacer ce bloc de pierre qui cache l?accès d?un souterrain qui nous mènera de l?autre côté de la montagne, tout près du village de votre oncle». Elle avait tout prévu la coquine ! Elle tira de son panier une longue corde qu?elle attacha à l?arbre. «Ne craignez rien, vos yeux vont s?habituer à l?obscurité», recommanda-t-elle toute mielleuse. «Ensuite, il vous faudra attraper les corbeilles, les paniers et les sacs ; attention à ne pas les renverser ! Quand vous serez toutes descendues et que je serai sûre que nous n?avons rien oublié, je vous rejoindrai !» Pendant que Fella parlait, les fillettes glissèrent le long de la corde et réceptionnèrent les provisions. Comme pour conjurer leur peur, elles riaient et la caverne, faisant écho, amplifiait leurs rires cristallins. Après avoir prestement retiré la corde, Fella referma, à l?aide d?une grosse pierre, l?ouverture de la grotte étouffant ainsi les éclats de rire qui montaient de l?obscurité et fusaient vers les derniers rais de lumière. Comme si elle venait de se débarrasser d?un lourd poids, toute légère, la marâtre revint en hâte à la maison. Dans la caverne où se trouvaient à présent les fillettes, l?obscurité était bien épaisse. Elles pleurèrent, appelèrent Fella puis leur père, en vain. Elles crièrent l?une après l?autre, forçant leur petite voix, le nom de tous leurs voisins. Puis découragées et fatiguées, elles se laissèrent tomber sur le sol. «Quel malheur, s?écria l?aînée, le sol est humide !» «Quel bonheur, répliqua Ramdia, il contient donc de l?eau, creusons ! ce n?est que du sable !» Bientôt, une petite nappe d?eau se forma à la surface du sol et les fillettes purent, en remplissant les coquilles de noix, apaiser leur soif. Elles mangèrent avec parcimonie durant quelque temps les provisions. A longueur de journée, les fillettes armées de leurs petites coquilles de noix grattaient le sol et même les parois de la grotte. Jusqu?à ce qu?un jour Ramdia s?écrie : «J?ai trouvé une fève et quelle fève ! Mes s?urs, elle est plus grosse que mon poing !» Les fillettes la partagèrent et la mangèrent lentement. Le lendemain, au même endroit, elles trouvèrent une autre fève, puis une autre, et encore bien d?autres. Mais un matin, en retirant l?ultime fève par le trou qu?elle avait creusé, jaillit un faisceau de lumière. En une fraction de seconde, la joie, les rêves, la vie même de ces pauvres filles furent suspendus à ce fil de lumière? Moune le chat Ramdia, curieuse, colla son ?il au trou et découvrit une autre caverne, éclairée et chauffée par un grand kanoun près duquel était allongé un gros chat noir, la queue bizarrement en panache. Soudain, d?une voix enrouée l?animal cria : «Moune, pauvre de toi ! Tu es sans cesse épié Par ce garde barbu et poilu !» La fillette chercha des yeux le garde barbu et ne vit rien d?autre que le chat allongé. «Si tu ne me dis pas qui me vole mes fèves chenues, garde barbu ! Je pisserai dans le kanoun, parole de Moune ! Et toi, qui frissonnes toujours frileusement. Tu mourras de froid, parole de roi !». Dans les yeux du chat s?allumèrent les feux de l?enfer. Alors, il empoigna sa queue et hurla plus fort : «Avoue ou je t?arrache les poils de ta barbe !» La fillette, étonnée, comprit que ce que le chat appelait garde, n?était en fait que sa queue. Mais Ramdia n?était pas au bout de ses surprises : elle remarqua aussi que toutes les choses qui se trouvaient dans la caverne obéissaient au chat. Dès son retour, les lampes à huile s?allumaient, les flammes bondissaient d?entre les braises rougeoyantes du kanoun sur lequel la marmite courait s?installer ; bientôt une odeur appétissante de cuisine envahissait la grotte et chatouillait les narines des fillettes affamées. Alors, à tour de rôle, elles regardaient par le petit trou et contemplaient avec envie les galettes dorées qui venaient s?empiler dans la corbeille à pain ; des tranches énormes de viande dorée à point, dégoulinant de jus, qui se laissaient choir délicatement dans l?assiette ; des fruits magnifiques qui se bousculaient pour venir s?entasser dans la coupe à dessert. Les plats ne se vidaient jamais et pourtant le chat dévorait comme un ogre jusqu?à ce que le sommeil le gagnât et à ce moment précis, la queue en panache tombait à terre à côté de lui. (à suivre...)