Une femme âgée, malade, presque aveugle, qu'une autre femme, plus jeune, aide à s'installer dans une ambulance, au coin de l'hôpital d'une petite ville de province, quelque part en France. Scène banale un jour d'été 1986. Elles ne se connaissent pas. Thérèse approche de la soixantaine, c'est la malade. Eliane a la trentaine, c'est l'ambulancière. Les malades ne sont pas toujours faciles, les ambulanciers le savent. Tel on est bien portant, tel on se retrouve malade. Un mauvais caractère demeure un mauvais malade. Thérèse est ainsi. Elle râle, elle traite les gens de haut, méprise celle qui la transporte, refuse de signer les papiers de prise en charge, et Eliane la trouve immédiatement antipathique. Avec sa voix rauque, son fume-cigarette trop long et prétentieux, ses lunettes noires de vieille belle sur le retour... Mais tout de même, l'administration a ses exigences, ce papier doit être signé et, après avoir fait descendre sa malade devant chez elle, Eliane l'accompagne dans le jardin, puis sur le pas de sa porte. Mais la râleuse s'obstine. Qu'on lui fiche la paix avec ce papier idiot ! «Je vous téléphonerai ! Ne m'embêtez pas avec ça !» Curieux personnage que cette Thérèse. Elle a dû être belle, elle paraît cultivée, parIe avec autorité et méchanceté, mais surtout, elle paraît terriblement seule à la jeune femme. Une vague pitié, un brin de malaise, Eliane abandonne les formalités en se disant qu'elle verra plus tard. Plus tard c'est le lendemain, et c'est la vieille dame qui se manifeste. «Passez me voir chez moi !» Ce n'est ni une invitation ni une prière, c'est un ordre. Eliane devrait refuser, se contenter d'avertir son service, d'envoyer le papier par la poste, bref de se sauver. Eliane n'aurait jamais dû mettre les pieds dans ce jardin d'une maison maudite, où Thérèse l'accueille ce jour-là d'un air mystérieux, l'entraîne sous un arbre, un sureau au parfum pénétrant, en lui disant : «Vous me rappelez un mari que j'ai épousé il y a longtemps... c'était au XIVe siècle...» Eliane ne se sauve pas, au contraire, elle est fascinée, attirée par cette vieille femme autoritaire, dominatrice. On ne rencontre pas tous les jours quelqu'un capable de vous parler d'un homme aimé au XIVe siècle ! Puis elle se laisse entraîner à l'intérieur de la maison, se laisse raconter des histoires, la vie, le passé d'une femme fascinante certes, mais qui aime à parler d'elle, encore et toujours d'elle, de sa beauté passée de ses deux ex-maris, de sa vie en Afrique, des gens célèbres qu'elle a connus... Albert Schweitzer, par exemple. Les yeux écarquillés, Eliane écoute l'extravagante lui parIer de peinture, car elle peint, c'est une artiste. Et elle écrit aussi, et elle joue de la guitare... Surtout, mais c'est un secret, Thérèse est médium. Thérèse a vécu des tas d'autres vies antérieures, elle n'a qu'à claquer des doigts pour allumer les lampes, on entend chez elle des bruits de chaînes la nuit, des visiteurs fantomatiques viennent lui tenir compagnie... «Revenez demain, mon petit, vous me plaisez.» Eliane n'est pas entièrement convaincue de trouver cette dame sympathique. Il y a quelque chose qui ne colle pas, une peur et une attirance en même temps. Mais le téléphone ne cesse de sonner depuis cette rencontre : «Venez, j'ai des tas de choses à vous dire, venez, nous serons amies...» Thérèse est déjà âgée, mais attirante. Et Eliane, la jeune ambulancière, tellement romantique. Son jeune passé n'est pas gai. Un fiancé qu'elle a quitté pour une passion avec un homme beaucoup plus âgé qu'elle ; au bout de deux ans, c'est la rupture, assortie de ce genre de phrases dont les hommes ont le secret pour se débarrasser d'une femme en douceur : «Il vaut mieux nous séparer maintenant, je suis trop vieux pour toi, un jour tu me tromperais, nous souffrirons tous les deux...» (à suivre...)