"Evasion" Les plages se vident de leurs occupants en raison de maladies étranges dont personne n?arrive à expliquer l?apparition. «Mais que fait ce chameau sur la plage ?», s?étonne une fillette, les yeux ébahis. Elle jette ses jouets et court voir de près cette étrange créature du désert. Mouloud, le propriétaire, l?a acheté il y a trois ans à Ghardaïa pour cinq millions de centimes et est venu de sa lointaine Médéa pour faire rentabiliser son capital en alliant argent et exotisme. L?animal à la foulée majestueuse fréquente le littoral depuis trois ans, juste le temps qu?il faut pour être aimé et adoré par les baigneurs de la plage Colonel-Abbas qui, hier, lundi, était moins peuplée que d?habitude. La fillette n?en croit pas ses yeux. Elle veut se prendre en photo avec lui pour immortaliser ce moment. Le père, allongé sur un matelas, ne cède pas devant les caprices de sa petite. Une photo et une petite balade à dos de chameau coûtent la bagatelle de 500 DA. Assurément, comme tout père qui a un faible pour ses bambins, il aurait sans doute tenté de s?extirper cette somme pour égayer sa fille. «Allah Ghaleb.» Parking, location d?un parasol, sandwichs et jus d?orange? Cela grève davantage un salaire de misère destiné forcément à d?autres préoccupations beaucoup plus capitales qu?un furtif moment d?évasion. Hormis cette belle fresque, le reste n?est que monotonie. «Un jour de semaine ou un week-end, c?est kif kif», se désolent à l?unisson les quelques estivants venus de partout. «L?année dernière à la même période, vous n?aviez pas où mettre les pieds», lance Réda, un jeune venant de Zéralda, comme des dizaines d?autres, tous les matins vendre des m?hadjeb et du pain traditionnel. «Aujourd?hui, le c?ur n?y est pas. Je n?ai pas fait une bonne recette. Les gens ne viennent plus en grand nombre, car ils ont entendu parler de maladies», assène-t-il, l?air poignant . Plus loin, une tente rouge de la Protection civile est dressée à quelques mètres des vagues délirantes et prend l?allure d?une véritable tour de contrôle. «Nous n?avons effectué que quelques interventions depuis le début de saison, mais s?il y avait eu chaque jour du monde, cela nous aurait compliqué la tâche», avertit un maître-nageur, feuilletant une revue et visiblement heureux d?être moins sollicité que durant ses 28 ans de service. Pour lui, comme pour d?autres passionnés de la mer, les gens doivent absolument contenir cette terrible «phobie», qui démystifierait l?art d?aimer la «grande bleue» et se ruer en grand nombre sur cette mer si généreuse. Mais cette mer n?est pas aujourd?hui synonyme de maladies. Le désastreux séisme du 21 mai 2003 est aussi à l?origine du peu d?engouement des baigneurs. «Avec tout ce qui s?est déroulé à Boumerdès et Zemmouri et la mer qui s?est déchaînée en quelques secondes seulement, les gens ont peur de se jeter à l?eau», explique Réda. Ainsi, après la peur primale d?une inattendue descente punitive et assassine des égorgeurs, la peur de ne plus sauvegarder un emploi sitôt le matin levé, une autre peur, légitime à bien des égards, est venue se greffer, cet été, dans la conscience collective. La mer fait peur et chasse maladroitement ses invités à la manière d?un intrus repoussé vers la porte de sortie sans aucun état d?âme. A quelques mètres de là, l?oued Mazafran dort paisiblement dans son lit en attendant les effluves de l?hiver. Agressé par la gadoue des petites fabriques environnantes, il n?a personne qui puisse venir à son chevet, ni les riverains apparemment pris dans le traquenard du quotidien ni les autorités locales. Sur les longues et interminables allées de la plage, les détritus jonchent le sol et les tentes crasseuses assombrissent le décor. Les vagues vomissent tout ce qui est répugnant mais enfouissent, dès leur retour au large, l?énigme de ces maladies honnies. La fillette dans son innocence suit les grosses empreintes du chameau. Prenant peur, elle revient sur ses pas. Seulement, cette peur-là, est vraiment justifiée?