Retour n Elle avait quitté Mostaganem en 1962. Elle avait 19 ans. Aujourd'hui elle en a près de 60. Son bras gauche pendait nonchalamment le long de la portière de la Lancia et avec son pouce, elle faisait tourner la bague très originale, surmontée d'un gros solitaire, qu'elle portait à l'auriculaire. R'hoda s'impatientait visiblement. La lenteur du préposé au parking lui portait sur les nerfs. Elle donnait des coups d'accélérateur rageurs pour pousser le gardien à faire plus vite. En vain. Tout, d'ailleurs, dans cette ville l'exaspérait. Elle était revenue à Mostaganem après une absence de quarante ans et regrettait déjà. Le gardien finit par lever la barrière du parking. Elle rangea doucement sa voiture de luxe et prit le chemin de l'hôtel. Elle essayait de se calmer. Les événements se bousculaient dans sa tête. Une nostalgie douloureuse lui labourait le cœur, depuis le matin, au moment où elle avait débarqué du bateau qui la ramenait de Marseille. Elle avait quitté Mostaganem en 1962. Elle avait 19 ans. Aujourd'hui, elle en a près de 60. Elle était restée très belle, mais tant de choses avaient changé. Arrivée à l'hôtel, elle décida de ne pas y entrer encore et voulut profiter un peu de la douce torpeur de cette nuit d'été. Elle vit une grosse pierre taillée, posée à même le sol, dans un coin de pénombre. Elle s'y assit. Un grillon lançait ses trilles d'amour. Les tempes entre les paumes, elle se laissa aller à ses souvenirs, Mostaganem n'est plus la même ville du tout, il n'y avait plus un seul Européen et cela semblait irréel dans cette cité coloniale par excellence, mais il y flottait comme un parfum de regret. Elle sut enfin pourquoi elle avait le cœur si gros. Lucien revivait, comme s'il attendait qu'elle fût dans cette ville qu'il chérissait pour lui revenir. Mais un frisson la parcourut lorsque le souvenir de son père la submergea, elle le revoyait, les yeux exorbités, les veines du cou saillantes à éclater, la maudissant le poing fermé. Elle ferma les yeux. Sa mémoire, maintenant à vif, la ramenait à Ténès, sa ville natale. Elle avait dix-sept ans et était fille unique, elle n'avait pas connu sa mère qui mourut en la mettant au monde. Son père était ouvrier agricole chez un gros colon de la région. Pour elle, l'enfance venait de mourir brutalement. Sans que rien le laisse deviner. R'hoda, la petite fille échevelée et maigrichonne était devenue une jeune fille d'une grande beauté. Du jour au lendemain, des partis inespérés se présentèrent à Sebti, son pauvre père pour demander sa main. Des fils de grande famille, des instituteurs de Annaba, le fils d'un gros dépositaire en fruits et légumes. Pour son père, c'était là une chance inespérée de sortir de la misère. Mais il avait bien compris que sa fille pouvait espérer ce qu'il y avait de mieux et ne se pressait pas de s'engager, prenant un malin plaisir à faire rager tout ce beau monde en leur tenant la dragée haute. Il était d'autant plus fier que c'était pour lui une façon de prendre sa revanche sur tous ses camarades. Ils lui avaient fait sentir cruellement qu'il restait un étranger, lui qui avait un jour débarqué de son Aurès lointain et misérable. C'est pour cela qu'il avait donné à sa fille ce prénom typiquement chaoui, qui venait du fond des âges, R'hoda. Un jour, M. Patrice, son patron lui demanda de faire rentrer R'hoda chez lui, comme domestique. Sebti trouva là l'occasion de parfaire l'éducation de sa fille. Elle apprendrait à cuisiner, à coudre, peut-être même à parler le français, espérait-il. Il lui donna de laborieuses recommandations elle devait garder sauf leur honneur. Il avait été choqué par les regards concupiscents des Européens du domaine qui se posaient sur elle. Il lui expliqua crûment qu'elle devait rester pure pour son futur mari et qu'elle ne devait jamais céder aux avances de ces infidèles. Ce serait là, lui assura-t-il, la pire des infamies, la plus grande des souillures, un péché irrémissible. Il lui fit jurer sur le Saint Coran que jamais elle ne succomberait au désir des Rouamas. (à suivre...)