"Belle" Avec ses grands yeux de biche, Zineb était la parfaite Mauresque. Chez les Andricourt, on ne badine pas avec le choix des servantes. Ou on recrute une chaude émigrée espagnole, de préférence républicaine et antifranquiste et le reste si affinités, ou on fait carrément appel à une Métropolitaine auxquels elle coûterait la peau des fesses. Mais M. Andricourt, qui possédait des milliers d?orangers et dont le domaine couvrait toutes les communes entre Mostaganem et Relizane, n?en était pas à mille ou mille cinq cents francs de plus ou de moins par mois. Il était beaucoup plus Crésus que Job. En dehors de ses clémentines et de ses conserveries, ses vignobles, gorgés de soleil sur les coteaux de Aïn Tadeles et de Souaflia, étaient pour les indigènes et même pour les petits colons une véritable provocation à la démesure et à la retenue. Quand Mme Rosa del Pia, employée de maison depuis vingt ans rendit à Mme Andricourt son tablier, pour des raisons de santé prétendit-elle, le problème curieusement était déjà tranché : on embauchera cette fois-ci une boniche des quartiers arabes, une Fatma sans prétention et facile à gérer et surtout à trouver. Et c?est ainsi que Zineb fut placée chez ces riches propriétaires à l?âge de 12 ans. À peine une enfant. Avec ses grands yeux de biche, ses longues nattes couleur de jais qui lui descendaient jusqu?au bas du dos, son port gauche et maladroit, Zineb était la parfaite Mauresque qui convenait à toutes les corvées. Et Dieu sait qu?il y en avait. Elle était partout la pauvre petite. Pas même une minute de répit. Pas même le temps de respirer. Elle nettoyait, elle frottait, elle briquait, elle lustrait. Le cirage des parquets, c?était elle. La serpillière dans les vestibules et les corridors, c?était elle. La plonge à la cuisine, c?était encore elle. L?eau des niches à renouveler et les chiens l?après-midi à promener, c?était toujours elle. Et le soir, quand elle regagnait, éreintée, harassée et fourbue par 14 heures de travail non-stop, le foyer d?une vieille mère importante, elle n?avait qu?une seule envie, qu?un seul désir : dormir de tout son saoul pour ne pas se réveiller. Et aux premières lueurs de l?aube, alors que pas âme ne vit dehors, Zineb, la peur au ventre, se frayait un passage au milieu des venelles pâlement éclairées pour commencer sa journée. Au bout de dix ans, elle avait vieilli de vingt. Mais c?était une femme accomplie. Elle savait coudre, repasser, arroser les fleurs préparer les petits déjeuners, astiquer les bourgeois. Elle avait appris à servir à table, à se tenir à distance des convives, à remplir les verres mesurément. Elle avait appris à faire la différence entre les alcools et les spiritueux, elle savait composer le menu de chaque fête religieuse : les Pâques, l?Ascension, les communions, la Noël, la Toussaint. Elle avait appris presque tout. Et les Andricourt avaient fini par lui accorder une totale confiance. À tel point que le 25 décembre de chaque année, elle avait droit, elle aussi, a sa bûche, a son foie de canard et à ses friandises. Quant aux étrennes du jour de l?an, elles dépassaient en général deux mois d?indemnité. Au bout de 25 ans de bons et loyaux services, ses maîtres ne pouvaient plus se passer d?elle. Pour un oui ou pour un non, on appelait Zineb. Partout où ils allaient, elle était du voyage, dans les Pyrénées pour les visites familiales, ou sur la Promenade des Anglais à Nice pour les vacances d?été. Approximatif, le français de Zineb avait évolué avec l?âge, et son élocution était presque impeccable. Grâce aux conseils de Mme Andricourt, Zineb avait fini par s?habiller correctement, avec goût dans le style bon genre et même à prendre conscience de sa nouvelle personnalité. Dans le quartier où elle habitait, Beymont, que les Européens surnommaient Cochonville par dérision, il n'était pas recommandé à l?époque, surtout pour une femme, de porter chapeau et de chausser tennis. Et encore moins de monter à vélo. C?était mal connaître Zineb. Aujourd?hui que les Andricourt ne sont plus de ce monde, que la race des colons s?est éteinte, la vieille «Mauresque» de Cochonville refuse, de toutes ses forces, de voir sombrer un univers qui a été le sien. Malgré le poids des ans et les quolibets des garnements, Zineb, toujours fière, porte encore haut et fort son antique chapeau à ruban. Elle pédale et roule à bicyclette au milieu des huées, mais toujours digne. Elle fait son marché en tennis et chaussettes blanches comme si le monde qui l?entourait n?existait pas. Rien ne l?atteint, un mur invisible et indestructible qu?elle a volontairement dressé sépare à jamais les loups de sa bergerie. Ni fêlée, ni pitoyable, ni dérangée : Zineb continue à vivre intensément son passé. Même si le film est terminé, pour elle, il y a encore une tache de lumière sur l?écran.