Changement n La rupture est grande, une véritable métamorphose s'est opérée sur cette place qui rappelle des faits historiques. Le regard lointain et rêveur, l'air absent et indifférent au vacarme de la ville et au brouhaha d'une foule compacte et ruisselante de sueur en ce mois de canicule, Ammi Nacer, un homme à la peau burinée par les ans, sirote son traditionnel café de l'après-midi à l'Excelsior, une ancienne brasserie que la génération de l'indépendance appelle maintenant, à tort ou à raison, «Café de la fédération». De l'épaisse vitre de ce débit de boissons se dresse la silhouette de l'Alex, un autre établissement transformé en magasin de prêt-à-porter pour la gent féminine et juste en contrebas, l'esplanade de La Brèche (aujourd'hui dénommée 1er-Novembre) qui occupe une partie assez importante de l'espace appelé communément Bab El-Oued. Pour Ammi Nacer, rien n'est plus comme avant. D'ailleurs, l'un des rares liens avec l'endroit qu'il avait coutume de fréquenter reste justement ce café «témoin oculaire» du passé quasi légendaire de la ville. Le choix des lieux n'est donc pas le fruit du hasard, mais une réponse à une envie d'évasion et de volonté de se souvenir, dictées par une nostalgie impétueuse qui remonte loin dans le temps, un voyage où la notion espace-temps n'a plus sa raison d'être. L'endroit est bien là ! C'est le même ciel et la même terre, la même ville, en fait, noire de monde et mordant la vie à belles dents. Pourtant ce n'est plus «sa ville» à lui. La rupture est grande, une véritable métamorphose s'est opérée sur cette place qui rappelle des faits historiques encore plus ou moins présents dans l'esprit des Constantinois, tel Ammi Nacer qui ne trouve son bonheur que dans la méditation et l'évocation de ce passé. Cela lui permet de revivre son époque qui, bien que considérée comme révolue par certains «ingrats», reste précieuse, voire incomparable à ses yeux. Le nom de l'esplanade qui était beaucoup plus vaste que celle qui existe actuellement évoque la brèche effectuée en 1837 par les obus acharnés de l'armée coloniale dans l'enceinte de l'un des grands portails ou Bibane effectués dans les murs inaccessibles qui entouraient totalement la ville-forteresse et la protégeaient de la soldatesque hostile venant de l'extérieur. A l'image de Bab El-Oued, il y avait aussi Bab El-Qantara, Bab El-Djabia, Coudiat Aty et Laqwas, autres portes qui donnaient accès à l'ancienne capitale de la Numidie heureuse. La place de la Brèche, qui était alors le point névralgique où convergent invariablement les citoyens en quête de repos et de relaxation, formait le joyau central d'une symbiose architecturale équilibrée. Cette cohérence quasi parfaite était constituée d'un ensemble d'infrastructures à l'esthétique et au «design» très recherchés, composés des sièges de l'hôtel de ville et de la wilaya, du palais de justice, du théâtre régional, de la banque centrale, de la bâtisse qui va devenir le siège de la banque nationale, de la poste principale, du «défunt» Colisée ou Casino municipal complètement et sciemment détruit, il y a de nombreuses années à la suite d'une décision que de nombreux Constantinois jugent «inconsidérée et prise à l'aveuglette» pour être remplacé par un espace «horriblement» vide où le goudron et le béton accentuent le déséquilibre créé par la rupture de cette harmonie architecturale au charme remarquable.