Didier Demangeon est assis devant sa machine à écrire. Une magnifique page blanche est engagée dans le chariot de la machine. Au-dehors, une petite pluie fine tombe sur Le Havre. Un temps à vous flanquer le cafard. Le téléphone sonne. Didier laisse la sonnerie envahir l'appartement. Il n'est pas pressé de répondre car il sait déjà qui l'appelle et pourquoi. Enfin, il décroche le combiné : — Demangeon, j'écoute... — Ah, c'est toi, Didier ? Ici Nathalie... Tu devines pourquoi je t'appelle ? — Oui je sais : le père Raguet s'impatiente et attend ma copie. Eh bien je suis désolé, mais je n'ai rien à lui fournir. J'ai beau attendre à l'arrivée de tous les bateaux, pas le moindre écho qui justifie que je noircisse des pages. — Ecoute, il faut que tu nous envoies cent lignes au moins. On boucle demain soir. Trouve n'importe quoi mais écris quelque chose d'intéressant. Raguet est furieux et tu risques de te faire vider si tu ne ponds rien. — Il est marrant, Raguet. Je ne vais pas inventer n'importe quoi ! En ce moment, c'est le calme plat. Rien de rien. Pas d'assassinat, pas de vol, pas de vedette. Il pleut, un point c'est tout. — Débrouille-toi. Je suis certaine que tu vas nous téléphoner un truc sensationnel. Voilà Raguet qui arrive, je raccroche, bises. Demangeon repose le combiné : — Il commence à me les briser, le père Raguet. Quand il ne se passe rien, il ne se passe rien. Le journaliste enfile son imperméable, met son feutre un peu en arrière et sort à la recherche de «sensationnel». Mais quand, deux heures plus tard, il revient chez lui, la situation n'a pas évolué d'un centimètre. Calme plat sur toute la ligne. Et, à Paris, le père Raguet, le rédacteur en chef attend toujours ses cent lignes de sensationnel. La carrière de Didier Demangeon risque d'être très compromise. Bon, tu veux de la copie. Eh bien, tu vas en avoir. Aux petits oignons. Allons-y, mon vieux Raguet ! Didier se met devant sa machine et commence à taper, avec deux doigts, comme tout bon journaliste qui se respecte : «Le Havre, 15 mars 1937. De notre correspondant Didier Demangeon. A l'arrivée du «Ville du Havre» ce matin, deux passagers ont débarqué, arrivant tout droit du Canada. Nous les avons rencontrés au bar du Sélect et l'histoire qu'ils nous ont racontée prouve que l'aventure est encore possible en plein XXe siècle. Nos deux voyageurs nous ont demandé de respecter leur anonymat. Mais laissons-leur la parole...» Demangeon, maintenant, accélère le rythme. La petite sonnerie qui marque le retour du chariot trouble seule le silence de la chambre. Quand Demangeon a terminé ses cent lignes, il relit sa «copie», corrige une ou deux formules. Supprime une répétition et estime qu'il est temps de transmettre par téléphone son article «sensationnel» à la direction de l'hebdomadaire et au père Raguet qui l'attendent à Paris : — Ah ! tu veux du sensationnel. Je vais t'en faire, du sensationnel ! L'article sort dans le numéro suivant. Dans la rubrique «Ce monde est incroyable». Pas un mot n'y a été changé. Raguet, le rédacteur en chef, téléphone à Demangeon pour lui dire : — Superbe, cette histoire des chercheurs d'or. Vous voyez, mon petit Demangeon : il suffit de s'accrocher et on trouve toujours de quoi faire de la bonne copie. Il faut me suivre cette affaire. ?a me semble passionnant. Demangeon répond : — Oui, patron. Je vais essayer d'en savoir davantage. Je vous tiens au courant. (à suivre...)