Nous sommes à bord du «Santos», un des nombreux navires qui ont participé aux expéditions polaires dans les années 50. On se dirige vers les côtes du GroenIand. La mer est chargée de petits icebergs. Il faut naviguer avec beaucoup de prudence. — Si nous traînons trop par ici, nous risquons de nous faire coincer par les glaces. — Commandant, avez-vous remarqué tous ces albatros qui nous survolent ? A votre avis, ça peut faire combien d'envergure ? — A vue de nez, plus de trois mètres. D'ailleurs demandez au médecin de bord, le docteur Ménigaud. Il est passionné par ces oiseaux et il accumule une documentation sur eux depuis plus de trois ans. Il vous donnera tous les détails. Justement le docteur Ménigaud arrive sur la passerelle : — Je crois que ce sont de très beaux spécimens qui nous rendent visite. Regardez ces ailes blanches bordées de noir. Croyez-vous qu'il soit possible d'en capturer un vivant ? — Pourquoi pas ? L'équipage mis au courant se creuse l'esprit pour inventer un piège qui permette de saisir un de ces oiseaux merveilleux. Mais les marins le mettent en œuvre sans enthousiasme. Beaucoup d'entre eux sont Bretons et pour eux l'albatros est synonyme de «malchance». — ?a y est, commandant, nous en tenons un. Le commandant Lameyrie jette un coup d'œil par-dessus le bastingage. En bas, dans les vagues, un albatros de bonne taille se débat en effet dans un filet où les poissons offerts par l'équipage l'ont amené à s'empêtrer. — Prévenez le docteur et hissez cet oiseau à bord. Un veux quartier-maître proteste en mâchonnant sa pipe : — On ne devrait pas prendre cette bestiole. Il n'en sortira rien de bon. Et discrètement il fait un signe de croix avant de donner la main pour tirer le filet jusqu'au pont. Ménigaud se précipite pour examiner de plus près le bel oiseau mais il ne peut s'empêcher de marquer sa déception : — Quel dommage ! Il est blessé. On dirait qu'il a une aile brisée ! Bon, essayez de l'amener jusqu'à ma cabine. Je vais m'occuper de lui. Pendant quelques jours, Ménigaud prodigue ses soins au géant des mers. Il pose une attelle et lui donne lui-même les trois repas par jour qu'il estime nécessaires à la survie du volatile. Cependant, il est un peu inquiet : — Cette bestiole m'a l'air de filer un mauvais coton. Il devrait avoir plus d'appétit, normalement. Et ses déjections me semblent bizarres, comme s'il y avait du sang. C'est étrange, une aile cassée n'est pas un accident qui doive mettre sa vie en danger. Un des officiers du bord remarque en plaisantant : — Peut-être qu'il fait une dépression nerveuse. — Arrêtez de dire des âneries. Non, ce que je crains, c'est qu'au moment de la capture il n'ait reçu un choc. Peut-être souffre-t-il d'une hémorragie interne. Ou du moins un hématome. — Vous savez, les albatros sont toujours en mouvement. C'est peut-être tout simplement l'immobilisation forcée qui lui crée des problèmes respiratoires ou digestifs. Le destin du grand oiseau semble pourtant fixé par les dieux. Un matin, Ménigaud, en rendant visite à son hôte, s'écrie : — Mais il est mort ! Quelle déception ! Moi qui comptais tellement l'observer vivant. En effet, l'oiseau ne bouge plus. Peut-être le stress a-t-il provoqué une crise cardiaque ? Ménigaud, pendant plusieurs jours, fait l'autopsie de son prisonnier, prend des mesures, des photographies, demande à des marins de l'aider en mettant l'albatros dans toutes les positions. Personne ne plaisante en exécutant ces petits travaux. (à suivre...)