Ce jour-là, le «Saint-Yves» est en pleine campagne de pêche hauturière, que l'on nomme aussi «pêche au large». ll est loin de sa base, de Concarneau et de sa citadelle. Pour l'instant, le «Saint-Yves» est un peu perdu dans la purée de pois au large de Terre-Neuve, de l'ancienne «isle de Bacalaos» comme disaient les Basques. L'île des morues si riche en poissons mais aussi en dangers de toutes sortes. Marcel Lodisquer, le commandant en second, a du maI à faire le point. Il grommelle en breton dans sa barbe. Puis il se résout à rejoindre le commandant, Yann Crozier. L'endroit le plus vraisemblable pour le trouver, c'est le poste de commandement où, normalement, il doit se trouver. Avec l'humidité ambiante, Marcel a du mal à ne pas glisser sur le pont. Mais enfin il entre dans le poste. La première personne qu'il y trouve vêtue d'une vareuse en gros drap bleu lui tourne le dos. Marcel commence : — Patron, j'ai des problèmes... Mais la personne qui se trouve dans le poste se retourne lentement, et Marcel laisse sa phrase en suspens... L'homme qui le dévisage n'est pas le commandant. Ni personne que Marcel connaisse parmi les membres de l'équipage. Marcel se dit, l'espace d'un éclair : «Mon vieux, il faut que tu arrêtes de mettre du chouchen dans le café...» L'inconnu est un homme d'environ quarante-cinq ans. Il est tête nue et il arbore une barbe poivre et sel. Il a l'air distingué d'un monsieur bien. Rien à voir avec le style du patron, son visage couperosé et son air rigolard. Pas de bouffarde non plus... L'inconnu fixe Marcel les yeux dans les yeux. Et ce regard met Marcel mal à l'aise... D'autant plus que l'homme ne prononce pas une parole. Du coup, Marcel est tout intimidé. Il bredouille : — Excusez-moi... ll ne songe même pas à demander à l'inconnu qui il est. Ni ce qu'il fait là, au poste de commandement... Il faut dire que l'autre le regarde avec tellement d'intensité que Marcel se sent vaguement coupable... de Dieu sait quoi... En quelques enjambées Marcel se retrouve au niveau du pont supérieur. Le capitaine est là, le nez sur les instruments : — Patron ! Patron !... Sous le coup de l'émotion, Marcel se retrouve incapable d'en dire plus long. Il fait des gestes qui indiquent vaguement le poste de commandement... — Qu'est-ce qui se passe, mon vieux ? — Patron, dans le poste de commandement !... —Quoi, dans le poste de commandement ? Il y a le feu ? — Non, il y a un mec... Un mec que je ne connais pas ! — Un mec que tu ne connais pas ? Un passager clandestin ? Tu rigoles ou quoi ? On ne pourrait pas planquer un enfant de quatre ans dans le «Saint-Yves». Un passager clandestin ! Tu dérailles ! Tandis que les deux hommes se dirigent vers le poste de commandement, Marcel s'explique : — C'est un gars qui a l'air très bien. Bien habillé. On dirait un officier de marine. Un barbu distingué. Pas du tout le genre pêcheur de morues... Je ne comprends pas ce qu'il fait là. D'ailleurs, il m'a regardé d'un drôle d'air mais il n'a rien dit : pas un mot. Il se tenait à votre place. Quand je suis entré, j'ai cru que c'était vous... en mieux habillé. Quand le commandant et son second pénètrent dans le poste, celui-ci est vide. Pas besoin de chercher dans les coins. Aucun endroit où un homme normalement constitué puisse se dissimuler : — Alors, Marcel, où est-il, ton bonhomme ? — Ben, je ne sais pas. En tout cas, je n'ai pas rêvé. Il était bien là. Il est peut-être descendu par l'autre échelle. Il est peut-être en bas, avec les gars... Mais en examinant machinalement le poste, le patron fait une découverte : — Marcel, qu'est-ce que c'est que ça ? Qui a écrit ça sur l'ardoise ? (à suivre...)