Il a quarante-cinq ans. Il est marié, il a deux enfants, des costumes de président-directeur général, une cravate choisie par sa femme et toujours l?air de commander quelqu?un. Mais il va au temple le dimanche, les enfants sont instruits dans la religion protestante, et il offre un brillant à sa femme à chaque anniversaire de mariage. Moins par amour que par goût du placement. C?est un homme bien assis dans l?existence, environné de respect, de confort et de conformisme. Mais jusqu?où va le conformisme pour un homme comme lui ? Affreusement loin. Tout d?abord, il y a le conformisme de l?homme d?affaires de quarante-cinq ans qui se doit d?avoir une maîtresse et qui se doit de la cacher à sa femme, bien entendu. C?est le mensonge traditionnel. Le conformisme réclame aussi que la maîtresse soit jeune, vingt-huit ans, jolie, et se laisse entretenir. Mais pas trop. Il ne faut pas que les excès de l?homme nuisent aux affaires. Elle travaille donc dans un bureau d?exportation, lequel bureau dépend de l?une des trois sociétés que dirige son amant. S?aiment-ils ? C?est difficile à dire. Il y a tant d?amours différentes. Comment savoir à quoi ressemble le leur. Il est fait de rencontres clandestines, de week-ends camouflés sous des voyages d?affaires, de coups de téléphone rapides et codés : «Cher ami, je ne pourrai pas vous voir aujourd?hui, voulez-vous que nous remettions ça à plus tard ? Jeudi, par exemple?» A l?autre bout du fil, la maîtresse, qui s?entend appeler «cher ami», répond sur un autre ton : «Ah ! C?est toi, Madeleine ? Tu ne viens pas dîner, dommage, à jeudi alors?» Comment fait-on pour s?aimer dans ces conditions ? Mais peu importe finalement? Jean S. et Christie B. sont des amants terribles, que leur conformisme va mener au crime. Et à quel crime ! Un crime de conformistes. Un crime de lâches. Un crime d?un instant dont voici l?épilogue. Il s?est déroulé en Hollande et nous respecterons l?anonymat des acteurs de ce drame, mais il faut également signaler que deux affaires identiques ont existé en France et en Italie, avec une curieuse similitude dans le déroulement des événementiels. Tant il est vrai que le conformisme et une certaine lâcheté n?ont pas de frontière. Christie est donc Hollandaise. Elle habite La Haye et travaille dans un bureau d?import-export appartenant à l?une des sociétés de son amant. Elle y mène une vie relativement tranquille, et l?essentiel de sa tâche se résume à transcrire et à diffuser des télex. Son salaire officiel ne lui permettrait pas d?acheter le tailleur qu?elle porte ce jour-là. Il vient de Paris et la griffe en est prestigieuse. C?est un jour de novembre, un jour de brume. La porte du bureau s?ouvre, et une petite femme mince pénètre dans la pièce surchauffée. Elle a l?air d?une représentante. Son imperméable est trempé, ses chaussures boueuses et elle porte un genre de cartable bourré de documents, au point de ne plus fermer. ? Bonjour ! Je suis Mlle Nils, j?aimerais parler à Mlle Christie B., s?il vous plaît. ? C?est moi, que désirez-vous ? ? Puis-je m?asseoir ? J?ai à vous parler, mademoiselle, c?est pour une enquête. La petite femme se débarrasse de son imperméable et cherche un endroit où poser sa sacoche. Elle a l?air de vouloir s?installer pour un moment, et Christie lui demande d?un ton sec : ? Qu?est-ce que vous voulez ? Je n?ai pas beaucoup de temps à vous accorder. ? Il le faut, pourtant. J?appartiens à l?Assistance publique. Je suis enquêtrice et je viens vous demander des nouvelles de votre enfant. Christie s?est immobilisée. Elle regarde cette petite femme grise et insignifiante avec méfiance. ? Pourquoi ? Mon enfant ne regarde que moi. ? Bien sûr, mademoiselle, mais voilà. Dans le dossier qui vous concerne, je vois que vous avez placé chez nous vos deux fils. Le premier en 1961, à l?âge de huit jours, le second en 1965, à l?âge de trois jours. ? Je croyais que l?on ne devait plus m?en parler ? J?ai signé l?abandon. ? C?est exact. Il ne s?agit pas d?eux d?ailleurs. Mais vous serez peut-être heureuse de savoir qu?ils sont en bonne santé ? (à suivre...)