Il y avait une fois un aveugle qui, assis sur le bord de la route, la sébile à la main, récitait à longueur de journée sa complainte : «Ia el mouminin ! O croyants !, n'oubliez pas vos frères. O croyants !, faites l'aumône dans le chemin de Dieu !» Et l'appel monotone, lancinant, se poursuivait, jour après jour, mois après mois, année par année. Un homme passa. Il se nommait Mourad. Il venait de toucher sa paye hebdomadaire et avait donc en poche la pièce de 5 dinars (5 000 anciens francs) qui la représentait. A l'appel de l'aveugle, Mourad s'arrêta, fouilla dans sa veste pour voir s'il n'avait pas quelque menue piécette. Inutile : il ne possédait que son écu de 5 dinars. Voulant malgré cela faire quelque chose pour l'infirme, il lui demanda : «Avez-vous de la monnaie ? — Bien sûr que j'en ai, répondit l'autre. — Alors, voici un écu. Rendez-moi la monnaie.» L'aveugle mit l'écu dans sa poche et continua de sa voix chevrotante son refrain habituel : «Ia el mouminin !...» Mourad, debout, attendit. Puis, il attendit encore. Enfin, à bout de patience, il dit au mendiant : «Ne gardez pas tout, quand même ! Prenez sur mon écu ce qui vous sera nécessaire et rendez-moi le reste. J'en ai besoin !» Le mendiant lui répondit : «Que désirez-vous ? — Je désire ma monnaie. – La monnaie de quoi ? Vous ne m'avez rien donné...» Mourad était froissé. Il avait pourtant bien posé l'accord préalable sur le retour de sa monnaie. Comme il ne pouvait même pas aller chercher son pain, il s'écarta un peu et se promit de veiller aux agissements de son solliciteur pour savoir si c'était un coquin ou un amnésique. Quand le soir l'aveugle se leva pour rentrer chez lui, Mourad le suivit. Il passa chez le boulanger et acheta sa miche. Il alla ensuite au four banal et demanda sa «tanjia» habituelle (marmite de ragoût de légumes et de viande). L'infirme arriva devant sa porte et, pour s'assurer que personne ne le suivait, il fit tournoyer violemment son bâton à trois reprises autour de lui avant d'entrer. Mais Mourad avait pris ses précautions. Il évita le bâton et se glissa derrière lui par la porte entrouverte. L'homme mit la marmite au milieu de la table et s'assit. Mourad s'assit en face de lui. Il prit une portion de ragoût. Mourad en fit autant en choisissant un bon morceau de viande. L'aveugle sentit qu'il y avait une présence dans sa maison. Il crut à un chat ou un chien contre lequel il grommela un juron. Mourad se tut. (à suivre...)