«A céder gratuitement, très belle commode de style indochinois, pour personne rationaliste ne croyant pas à l'au-delà. Fantôme joint. Tél. Mme Agatha Cornwall au...» Cette petite annonce particulièrement alléchante est suivie d'un numéro qui indique que la propriétaire du meuble indochinois demeure à Maisons-Laffitte. Immédiatement après la parution de l'annonce, Mme Agatha Cornwall est assaillie de coups de téléphone. Les premiers proviennent, logiquement, d'un certain nombre de brocanteurs plus ou moins honnêtes. Aucun d'entre eux n'ose croire à ce qu'il a lu : — Vous cédez votre commode gratuitement ? Vraiment ? Certains vont jusqu'à demander si Mme Cornwall serait prête à débourser quelque argent pour qu'on la débarrasse de sa commode orientale. Mais Agatha Cornwall est très ferme : — Je ne veux absolument pas céder ma commode à un commerçant. Ce meuble est hanté et il est bien évident que ce que je veux, c'est trouver un nouveau foyer pour la commode et son fantôme. Pas question que celui-ci aille s'ennuyer dans un entrepôt en attendant un client. D'ailleurs, la personne qui va emporter ma commode indochinoise devra être consciente de ce qu'elle emmène : un très beau meuble incrusté d'ivoire et de nacre d'une part, une âme en peine d'autre part. Les brocanteurs sont souvent superstitieux et cette histoire de meuble hanté les rebute. Allez donc savoir de quoi serait capable un acheteur éventuel. Inutile d'aller se mettre dans des histoires bizarres qui pourraient bien déboucher... sur un contrôle fiscal ou quelque chose du genre. Bien pire qu'un fantôme. Au bout du compte, c'est un certain Jean-Patrice Dumesnil, un peintre un peu navigateur doublé d'un amateur d'orientalisme, qui finit par obtenir un rendez-vous de Mme Cornwall. La vieille dame le reçoit très aimablement et l'introduit dans un salon cossu. La commode indochinoise orne le mur principal. Tout le décor du salon évoque l'Orient. Potiches en cloisonné décorées de dragons, ivoires délicats enfermés dans des vitrines. Au sol, des tapis chinois. Sur les murs, des estampes et un immense paravent de laque japonais qui représente le bord d'une mer dorée et des cyprès tordus. — Entrez, cher monsieur, et asseyez-vous. Voudriez-vous prendre une tasse de thé ? Devant la moue de Jean-Patrice Dumesnil, Mme Cornwall comprend : — Je vois ! Vous n'êtes pas très amateur de thé. J'ai gardé de mon défunt mari une bouteille de fine champagne qui serait peut-être davantage dans vos goûts. C'est ainsi que Jean-Patrice Dumesnil, un verre d'alcool en main, écoute l'histoire de la commode hantée : — C'est une commode que mon mari a reçue en cadeau d'un notable alors que nous étions en poste en Cochinchine. En remerciement pour avoir sauvé la vie de son fils unique qui se noyait dans un bras du Mékong. Mon époux l'avait installée dans sa chambre mais, depuis sa mort, je l'avais placée dans une de nos chambres d'amis. Cependant, les quelques amis qui ont eu l'occasion de dormir ici n'ont pas tardé à se plaindre de ne pas trouver le sommeil. Selon eux, les tiroirs s'ouvrent et se ferment spontanément et surtout bruyamment... Jean-Patrice admire la beauté du meuble. Il s'agit d'une de ces commodes typiquement orientales constituées d'une multitude de petits tiroirs. Chacun représente un décor de fleurs fait de nacre, d'ivoire et de pierres dures multicolores. Les boutons des tiroirs sont formés par des petits dragons de bronze doré. (à suivre...)