Héritage Le poète préfère ne pas citer le nom de sa dulcinée, mais il dit sa souffrance et son espoir. Abdellah Benkerriou a marqué son époque par des poèmes illustrant, la plupart du temps, sa situation sociale et sentimentale. Laghouat, cette cité reine noyée dans des centaines de jardins et où le soleil disputait l'espace à l'ombre épaisse d'une dense forêt de palmiers dattiers, a connu l'émergence de plusieurs poètes. Abdellah Benkerriou était fier de sa ville. Durant sa tendre jeunesse il s'est promené dans ses oasis à l'intérieur desquelles on trouvait toutes sortes d?arbres fruitiers : abricotiers, figuiers, grenadiers sans oublier les plants de cognassiers dont le vert du feuillage poétise l'éclat du fruit jaune suspendu et visible du sanctuaire du saint patron de la ville, Sidi Hadj Aïssa. Ce sanctuaire se dresse sur la crête d'un mamelon dominant la ville et ses oasis, irriguées par une eau ruisselante captée par le barrage inféroflux de la ville de Tadjmout avant d'apparaître en surface dans l'oued M'zi qui traverse la ville de Laghouat dans sa partie nord. En parIant de cette oasis, on se rappelle que le peintre français Eugène Fromentin, qui arrivait pour la première fois en Algérie au lendemain de la prise de Laghouat (le 4 décembre 1852), se dit incapable de donner une idée exacte des beaux jardins de cette contrée saharienne. «Nous n?avons rien de semblable et rien ne peut me servir de terme de comparaison à ces plates-bandes vertes d'où s?élèvent 50 à 60 000 palmiers dattiers, sans parler des arbres fruitiers et des légumes». Ceux qui ont connu et approché Abdellah Benkerriou diront qu'il n'était pas un saint durant sa tendre jeunesse, ni même lorsqu'il atteint l'âge adulte, sans doute du fait qu?il ait pu suivre des études et obtenir le poste d'adel (commis greffier). S'estimant nanti d'une personnalité, ses chefs de service n'acceptaient pas son comportement et le considéraient comme un trublion. Néanmoins, avec les humbles, il avait une éducation dont il tirait les effets bénéfiques de son père, El-Hadj Mohamed, qui avait occupé le poste de bach-adel (témoin instrumentaire du cadi) pendant 35 ans et l?est resté jusqu'à sa mort. Abdellah, qui avait un sens de la conversation agréable et beaucoup d'esprit, avait un penchant tout particulier pour la littérature de l'Espagne musulmane. D'ailleurs, ses connaissances du Coran et de la grammaire arabe lui ont été d'un apport précieux dans ses compositions poétiques. Certes, tout jeune, il s'intéressa à la poésie populaire. Tout a commencé pour lui un après-midi d'automne. Alors qu'il venait, comme à l'accoutumée, prendre place sur une natte du café du quartier d'El-Gharbia, au centre de Laghouat, aux côtés de quelques amis, son regard se fixa sur une fenêtre du balcon faisant face au café. La discussion était sans doute intéressante, mais Abdellah avait l'esprit ailleurs. En fait, il venait d'être piégé par une créature éblouissante dont le regard lui foudroya le c?ur. Tantôt il était dans un état normal, tantôt en état de démence. Chaque instant était pour lui un calvaire, confiait-il à ses intimes. Dans chacun de ses poèmes, il exaltait sa souffrance dans le but de calmer sa blessure, mais il n'en fut rien. Voici quelques extraits du poème Gamr el-leil (La pleine lune) : «? Ma blessure s'est ravivée avec une violence accrue. Durant des années, j'en avais sous-estimé la gravité Mon c?ur ne connaît plus de répit, comme naguère, Il refuse d'oublier celle dont le visage est comparable à la pleine lune O toi dont les yeux et les cils sont si noirs et la taille si belle, Ton amour me plonge dans la détresse.» Connaissant l'éducation de la femme dont les parents étaient de puissants et valeureux notables de la ville, Benkerriou n'a jamais cité dans ses poèmes le nom de la femme de crainte de lui porter atteinte et qu?elle fasse l'objet de réprimandes de la part de son entourage, et que lui n?en serait jamais sorti indemne. Quoique informées par cette guerre du verbe, les autorités coloniales n'ont pas voulu intervenir au profit d'un des deux camps dans le but de les utiliser l?un contre l?autre. Dans un poème intitulé En voulant me distraire, Benkerriou présente cette femme comme un trésor enfoui et gardé par un lion, un lionceau, une lionne et un tigre au regard perçant et effrayant : «Quiconque tenterait de s'approcher Verrait sa chair déchiquetée par des griffes et des crocs.» Avait-il écrit. Il fut suspendu de son travail, mais bénéficiant à chaque fois des interventions de notables locaux, il fut réintégré d'abord à El-Meniaâ, où il composa, un jour de l?Aïd, un poème qui déplut aux habitants de cette cité. Revenu à Ghardaïa en qualité d'adel, une fois de plus, n'ayant pu arriver à oublier ce qu'il avait laissé dans son fief natal, il plongea son désespoir dans le vin, qui devait constituer pour lui un palliatif et une consolation. D'ailleurs, Abdellah Benkerriou, qui a laissé un héritage : des poèmes que plusieurs chanteurs ont mis en forme, est décédé sans pouvoir atteindre sa belle et bien-aimée.