Désillusion n Tout ce que Salah a vu de «l'éden» ibérique se limite à une baraque de centre de transit étroitement surveillée par la Guardia civile : la gendarmerie espagnole. Pendant deux ans, Salah gardait des voitures rue Guynemer, à deux pas de l'un des plus beaux quartiers d'Oran : le front de mer. Un jour, il a subitement disparu. Deux frères prendront le relais. Pas pour longtemps, puisque des riverains de leur âge exigeront leur part du gâteau : un après-midi de gardiennage à tour de rôle pour chaque chômeur du quartier. Salah a refait surface il y a quelques mois. Il paraît plus soucieux et les nouveaux plis qui lui barrent la joue cachent une terrible angoisse. Il n'a plus de travail et la place est prise. En fait, il est revenu au pays pour se faire oublier des autorités espagnoles qui l'ont expulsé manu militari pour séjour illégal. Bref, le temps de laisser passer l'orage et de repartir. C'est promis. Il fait comme des milliers de jeunes qui scrutent la mer, attendant la «calma», le moment propice pour mettre les voiles. Le comble est que Salah ne savait rien de l'Espagne avant d'embarquer, sinon ce qu'on a bien voulu lui raconter. Par exemple, qu'on pouvait facilement se faire une place au soleil, s'assurer un avenir et même économiser pour construire plus tard au pays. Il n'en savait pas davantage à son retour. Tout ce qu'il a vu de l'«éden» ibérique se limite à une baraque de centre de transit étroitement surveillée par la Guardia civile : la gendarmerie espagnole. Salah n'a pas de métier, ni de diplôme, mais pense que ses bras valent de l'or. Il est vrai que l'Espagne manque cruellement de main-d'œuvre, surtout dans le secteur agricole. Au point qu'elle fait souvent appel à des Marocains, surtout des mères de famille dont on est sûr qu'elles reviendront au foyer, pour leurs petits… Salah n'en démord pas. La «hedda» l'obsède. Il connaît des jeunes qui se sont fait une situation en Espagne et ailleurs. Certains ont même été régularisés. D'autres ont fondé des foyers, et envoient chaque mois de l'argent à leurs parents. «Pourquoi pas moi», ne cesse-t-il de se dire jusqu'au jour où il est allé à la rencontre de son destin. Salah n'a plus donné signe de vie. Il semble que personne n'en saura jamais rien, car les corps repêchés tous les jours par les gardes-côtes, à force de banalisation, ne suscitent plus aucune attention ni compassion. A la morgue, tous les cadavres se ressemblent. Tout porte à croire que ce jeune homme de 28 ans n'est plus de ce monde. Mais il ne faut pas croire que seuls les jeunes chômeurs sont grisés par l'aventure du large. La «harba» ! La harga excite, en fait, tout le spectre de l'arc-en-ciel social. Depuis 3 ans, nous assistons à l'émergence d'un nouveau profil de candidats à l'odyssée ibérique. Quelle n'a pas été la surprise des gardes-côtes par exemple de découvrir tout récemment dans le lot des émigrants clandestins perdus au milieu de la tempête, des médecins, des femmes et leurs bébés, des handicapés et même un sexagénaire qui voulait, coûte que coûte, «se faire un avenir» ! C'est, dit-on, l'incroyable réponse donnée par l'irréductible émigrant à l'adresse des marins venus le cueillir comme un crabe.