Regard Depuis les belvédères apparaît l?imposant minaret. Celui-ci veut résister aux vicissitudes du temps et à cette forêt d?antennes paraboliques qui tentent timidement de faire une incursion dans un monde hermétiquement fermé. Sur le macadam, de la ferrailles, des vêtements érodés et d?autres produits franchement bons pour la casse. Et des hommes déambulent, sacs enflés en bandoulière. D?autres, dans une longue procession, donnent l?impression d?être tous là, au même endroit, sur seulement quelques mètres carrés. Mais l?embouteillage est monstre. La prière d?El-Asr sitôt achevée, le «souk» fourmille d?hommes et de marchandises que l?on croise par hasard ailleurs, mais pas ici. «Chefs-d??uvre» de dinandiers, baladeurs, espadrilles usées et démos numériques high-tech se côtoient sans gêne et sans aucune animosité. Des vendeurs et des acheteurs, on en voit de tout acabit : des vieux bien emmitouflés dans leur kachabia, adossés au mur ; des jeunes en jean et d?autres en jellabas majestueusement colorées. Mais pas de femmes ! Pour acheter, une seule recommandation : il faut faire vite, car comme le veut la tradition de la cité sanctuaire, «el-barani» doit impérativement quitter les lieux quelques minutes avant le adhan du Maghreb. Ici, ce n?est pas le profit qui régit le commerce et cette vertu a su être sauvegardée en dépit du modernisme. «Quand on vend un vieux transistor, une veste abîmée ou un râteau rouillé, l?argent va directement dans la poche d?une veuve dans le dénuement», explique le guide avant de rectifier le lapsus. «Nous n?avons jamais laissé personne crever de faim», avoue-t-il sobrement. Le visage joufflu sous une chechia blanche qui cache mal sa calvitie de quinquagénaire, le guide continue sa marche. Un lieu : le marché à la criée de Beni Isguen, rattaché «moralement» à la mosquée. Une époque : neuf siècles après la construction de la citadelle par des hommes venus d?ailleurs et qu?on appelle communément les Ibadites. La nuée de curieux, les yeux grands ouverts sur tout ce qui leur est proposé tentent de s?en tirer à bon compte. Car, une fois les enchères lancées, plus personne n?a le droit de faire marche arrière. Mystérieuse transaction que celle de voir une personne céder un lot de casquettes érodées pour la modique somme de 400 DA. On ne saura sans doute jamais ce que le gagnant va faire avec du vieux que l?on ne prend même pas pour un dinar ! Une seule gagnante, peut-être, la malheureuse veuve dont les sinueux miradors empêchent les gémissements d?atterrir dans ce monde conçu en vase-clos et réservé exclusivement aux hommes. La petite fortune lui permettra d?assurer au moins pour une bonne semaine des repas plus raffinés et ses rejetons iront croquer des bonbons à l?école pendant la récréation, ou quelques sous à son aîné pour aller supporter le HNB Ghardaïa au stade communal. De partout, les lueurs du soleil transpercent timidement les petites fenêtres des maisons et les averses, sporadiques, il est vrai, n?ont aucune chance d?engloutir la cité tant le système d?écoulement des eaux est d?une sidérante technicité qu?elle renvoie, sans gêne, les architectes modernes sur les bancs de l?école. Neuf siècles après, rien n?a changé ou presque. Ni l?architecture, ni les habitudes et les traditions et, bien évidemment, ni les légendes. Rien, sauf une forêt d?antennes paraboliques sur les belvédères et un parking pour voitures. Le guide récite, chaque jour, les mêmes litanies pour narrer sa version officielle, celle des notables de la ville. Ayant, comme la veuve, d?abord des petits à nourrir, il tente de vous faire extirper une cagnotte pour un tour dans le labyrinthe étourdissant de cette ville sainte et ceinturée où l?on n?a pratiquement aucune chance de se retrouver nez-à-nez avec une femme. Ce métier exige un profil. Il faut être d?abord de Beni Isguen, patient ensuite, et polyglotte enfin. De Beni Isguen car pour «el-barani» les ruelles sont si sinueuses et serpentées qu?elles lui donnent le tournis. Ni plaques ni signalisation. Les constructions méritent d?être touchées, contemplées. Solidement érigées, on croirait un instant que les architectes de l?époque, les maîtres d?ouvrages de ces édifices, avaient enterré, avec eux, techniques et astuces pour qu?une copie ne soit jamais faite. Patient, parce que les hôtes de la citadelle peuvent poser n?importe quelle interrogation qui taraude l?esprit, même celle qui consiste à vouloir connaître pourquoi il y a deux sortes de femmes, évidemment loin du souk : celles qui laissent entrevoir de leur haïk blanc le seul ?il gauche et celles au visage totalement découvert. «Il y a les mariées et les célibataires», répond furtivement le guide comme pour nous contraindre à ne pas trop s?étendre sur le sujet. Polyglotte enfin parce qu?on prie surtout pour le retour de ses milliers de touristes, Américains, Français, Allemands, Espagnols et Japonais qui, naguère, faisaient le bonheur des artisans de la ville, des hôtels et des restaurants. Les quelques hommes d?affaires et personnalités scientifiques invités occasionnellement à prendre part aux colloques et séminaires organisés dans la wilaya ne sont pas du genre à pouvoir, à eux seuls, redorer le blason terni de la région. Mais Beni Isguen, bâtie sur une crête, pour être vraisemblablement un cran au-dessus, refuse, avec son entêtement légendaire, de céder à la fatalité. Pas de concessions, pas de compromis. Même pour une petite faveur, légitime pourtant, de nous accorder une petite rallonge de vivre quelques poussières de secondes de plus après la prière du Maghreb, au rythme trépidant de la ville et découvrir quelque chose d?énigmatique?