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“Nous avons honte d'être des pestiférés !”
40 jours après la mort du petit Hichem, la population de Kehaïlia crie son désarroi
Publié dans Liberté le 12 - 07 - 2003

Les habitants de Kehaïlia, bourg que la peste a fait sortir brutalement de l'anonymat, sont en colère. Insultés par les autorités sanitaires, rabaissés au rang de “hwaYech” par Aberkane, ils vivent Ecartelés entre la peur et la honte qui rendent leur deuil insoutenable. Comble du malheur, ces mêmes autorités n'ont rien fait pour régler les problèmes d'hygiène de leur commune.
“Nous ne sommes pas crasseux”, objecte furieusement El-Hadj Abdelkader. Les mains tremblantes jointes sur sa canne, le vieillard écume de rage. Il scrute, un instant la montagne, puis enfonce son bâton dans la poussière. Dans une étrange quête désespérée, El-Hadj laboure le sol. Nerveusement, obstinément, il fouille la terre. “On nous a traités de tous les noms, de pouilleux, de lépreux, de pestiférés, de bestiaux… Êtes-vous entrés dans nos maisons ? Ressemblent-elles vraiment à des écuries ?”, demande le vieillard, véhément. À ses pieds, cette terre aride et stérile qui l'a vu naître, il y a plus de soixante-dix ans, trahit comme les rides de son visage flétri une profonde blessure. Asséchée, craquelée, elle creuse davantage sa plaie. “Nous étions déjà assez malheureux comme ça. Maintenant nous devons également vivre dans la honte”, se plaint douloureusement El-Hadj Abdelkader. Dans ses yeux qui s'accrochent à nouveau à la montagne, point de larmes, mais l'expression rigide d'une terrible fatalité. Là-haut, dans les cimes, se dresse le mausolée d'un saint. El-Hadj a hérité son nom, mais ne bénéficie guère de sa protection. Comme tous les habitants du village, c'est une autre appellation, autrement sombre qui semble lier son existence à l'impitoyable destin : nous sommes à Kehaïlia.
Quand El-Hadj Abdelkader est né, peu après la Première Guerre mondiale, le typhus avait presque décimé la population du hameau. Au crépuscule de sa vie, à l'orée du nouveau siècle, la peste ronge Kehaïlia, ou du moins ce qui en reste, car, depuis longtemps, la bourgade n'existe plus. Abandonnée à sa misère, oubliée, elle est carrément rayée de la carte. Ironie du sort. La peste l'a exhumée. Incursion dans le monde des morts-vivants.
Direction mouroir
“Vous allez à Kehaïlia ? Vous n'avez pas peur ?” L'hôtelier écarquille les yeux, surpris. Depuis qu'elle fait la une des journaux, Kehaïlia est élevée au rang de mouroir. Sa simple évocation sonne comme une invitation au suicide. “Si vous voulez, je vous emmène”, propose toutefois ce chauffeur de taxi. Monnayant une course lucrative, il se dit prêt à courir le risque. Pour une somme dérisoire, le bus est, certes, moins confortable, mais offre l'opportunité de connaître ceux parmi les passagers qui prennent part à ce voyage périlleux. Au départ d'Oran, le car est au complet. Tassés sur les banquettes, les voyageurs sont emportés par la musique langoureuse du poste radio. S'ensuit un flash d'informations. On y annonce un nouveau cas suspecté de peste à Zahana. Dans le bus, point de commentaire. Tenant dans ses mains Erraï, un quotidien local, un jeune adolescent jette un coup d'œil furtif à la même information publiée en grande manchette, puis tourne négligemment la page et se délecte de la lecture de la rubrique sportive. Depuis Kehaïlia, la peste qui s'engouffre chaque jour dans les cités cloaques de l'Oranie est-elle devenue une banalité au point de susciter autant d'indifférence ?
Lundi, 7 juillet. 9 heures. Une pluie fine et poisseuse coule sur les vitres de l'autobus. Dehors, la ville morne disparaît derrière les manufactures du complexe industriel d'Es-Sénia. En se déroulant peu à peu, les plaines de l'Ouarsenis font défiler de vastes champs de blé moissonnés. Assoiffée par la sécheresse, la terre aspire l'eau puis la vomit sous la forme de nuages opulents. La chaleur est accablante. Dans le bus surchargé aux arrêts successifs, l'air est irrespirable. Les kilomètres s'étirent. Les passagers s'impatientent. Enième escale : Hamou-Ali. Planté à un carrefour, le panneau d'indication ne dit pas que cette localité est également sortie de l'anonymat pour une histoire de peste. En effet, alors qu'on croyait le foyer circonscrit au hameau de Kehaïlia, le village voisin prend subitement le relais. Un cas y est enregistré. C'était à la fin du mois de juin. Tentant de minimiser l'événement, les autorités refusent de mettre Hamou-Ali en quarantaine et font comme si de rien n'était. Apathique, esseulé et misérable, le hameau est ainsi resté livré au quotidien difficile. Installés à l'entrée de la bourgade, des paysans décharnés endurent leurs vieux jours en guettant l'arrivée du bus. Ils le regardent ensuite partir et écraser sous ses roues leurs ultimes illusions.
10 heures. Après près de 30 km, Kehaïlia apparaît sous la forme d'un écriteau orienté vers la droite. Indiquant une autre destination, un second panneau montre la route vers Tafraoui, le chef-lieu de la commune dont dépend Kehaïlia. “C'est ici”, dit le chauffeur en désignant du doigt le tristement célèbre douar d'où surgit le minaret d'une mosquée. Hormis les journalistes, l'ensemble des passagers reste dans le car. Un mur invisible, celui de la peur, semble désormais séparer Kehaïlia du reste du monde. Le spectre de la mort plane encore sur le hameau. “J'y vais pour un enterrement”, confie une vieille femme rencontrée en chemin. Instinctivement, elle s'empresse de préciser : “Ce n'est pas à cause de la peste.” La visiteuse vient de Tafraoui. C'est la seconde fois qu'elle retourne à Kehaïlia depuis la levée de la quarantaine. Pendant sept jours (du 20 au 27 juin dernier), elle tentait chaque matin de franchir le barrage des gendarmes, les suppliait de la laisser passer pour s'enquérir de l'état de ses proches. En vain. Une fois la bourgade sortie de son isolement, elle s'y est précipitée, affolée. “Je croyais qu'ils étaient tous morts”, raconte notre accompagnatrice. Par des phrases hachées, étouffées dans le bout du voile qu'elle tient entre ses dents, elle dénonce l'état abandon dans lequel se trouve Kehaïlia. “On dit que les gens sont sales ici. Comment voulez-vous qu'ils soient propres, alors qu'ils n'ont pas d'eau depuis des mois !”, fulmine-t-elle. Sur la route déserte, la voix éraillée de la vieille femme résonne comme une complainte, désespérée et inutile. La mort plane encore sur Kehaïlia. Même les jeux animés des enfants ne réussissent guère à détendre l'atmosphère et chasser la malédiction. C'est un jour d'enterrement. Les petites têtes brunes sautillent insouciantes, tandis que les adultes se dirigent par petits groupes vers le domicile mortuaire. Cette fois-ci, le décès est naturel. Une consolation.
Hichem, 8 ans, premier martyr de... la peste
“Je ne savais pas que mon fils allait mourir aussi jeune, si tôt”, confie quant à elle Zahia Bakhti. Les yeux secs et le visage fermé, elle ne se résout pas encore à la perte de son petit Hicham, 8 ans, terrassé par la peste. Eplorée, la maman refuse de faire son deuil. Bien qu'elle ait brûlé les vêtements de son enfant, caché ses photos et donné ses affaires scolaires à l'une de ses filles mariées, Zahia guette toujours l'ombre du défunt à l'embrasure de la porte. “C'est là-bas qu'il jouait”, dit-elle, en montrant du doigt un proche terrain vague. Dans ses mains, la maman tient un tricot, l'unique héritage rescapé de son désir éperdu de surmonter le drame, de l'effacer. Mais rien n'y fit. Encore aujourd'hui, son corps tressaille aux cris de douleur que Hicham poussait. Dans les moindres détails, elle raconte sa souffrance puis son agonie.
Dimanche, 1er juin. Revenu d'un match de foot, Hicham se plaint d'un hématome à la cuisse. Sans doute a-t-il reçu un coup de pied durant la partie. Au cours de la nuit, il est en proie à une violente fièvre. Il délire. Ne soupçonnant rien de grave, Zahia l'envoie à l'école le lendemain. “Je l'avais vu recroquevillé au coin de la table du petit-déjeuner. Je lui avais alors demandé de mettre sa blouse et d'aller en classe”, témoigne-t-elle.
À midi, Hicham rentre à la maison dans un piteux état. Sa cuisse est boursouflée. Il nage dans la sueur. Lundi, très tôt, il est transporté en urgence chez un médecin à Tafraoui. Celui-ci diagnostique un abcès et lui prescrit des injections. Mais Hicham va de plus en plus mal. Affolés, ses parents demandent l'avis d'un autre praticien de la localité voisine de Tlélat. Encore des injections. Sans résultat. Mercredi matin, le garçon est évacué en urgence au CHU d'Oran. Hicham décédera dans la soirée de peste bubonique. “Je me suis sali”, a-t-il murmuré, honteux, à l'adresse de sa maman quand les médecins ont pris l'initiative de percer le ganglion qui a enflé sur sa cuisse. C'était sa dernière phrase.
À Kehaïlia, cette mort marque le début d'une terrible descente aux enfers. Avec la manifestation de huit autres cas, le hameau devient le vaste domaine des pestiférés. Chez les Bakhti, un cousin de Hicham est encore à l'hôpital. Dans le voisinage, la famille Chaffaâ compte trois cas, deux frères et l'épouse de l'un d'eux. “Ma belle-sœur uniquement est encore hospitalisée. El-hamdou l'Allah, elle va beaucoup mieux”, soutient Abed, soulagé. Comme tous les habitants du village, le jeune berger ne sait pas d'où est venue la peste. “Est-on vraiment sûr qu'il s'agit bien d'elle ?”, demande-t-il, l'air suspect. De doute, il ne s'agit point, en fait. À Kehaïlia, la population refuse surtout d'être montrée du doigt et stigmatisée comme une race honnie et maudite. “Pourquoi ? La peste n'existe pas ailleurs ?”, s'écrie Kada. Récusant la spécificité imposée à son village, ce jeune homme met en avant le cas de cette dame du quartier Boulanger à Oran qui aurait, selon les autorités, contracté la peste à son passage à Kehaïlia. “Nous sommes allés voir cette femme au service des urgences du Chu d'Oran. Elle a révélé que les autorités l'ont contrainte à dire ça. Pour sa part, elle affirme n'avoir jamais séjourné dans notre village, mais à Béchar”, confie Kada. D'abord fulminant, notre interlocuteur se laisse gagner par la dérision. “À Kehaïlia, nous avons tout, des poux, des puces, des rats…”, plaisante-t-il amèrement.
“HwaYech binel-hwaYech”
Plus sérieusement, Smaïl, son voisin, fait l'exposé de ce que les villageois n'ont pas : du travail, des logements, de l'eau, une route, un réseau d'assainissement, le ramassage scolaire… “Le ministre (M. Aberkane, lors de son déplacement dans le bourg, ndlr) nous a insultés. Il nous a traités de hwayech bin el-hwayech (des bêtes parmi les bêtes, ndlr). Il a dit que Kehaïlia est une ferme. Avez-vous déjà vu une ferme de 1 500 personnes ? Sommes-nous sales comme il le prétend ?” En colère, Smaïl se sent humilié, à l'instar de tous les habitants du douar. “Avant, personne n'entendait parler de nous. Aujourd'hui, nous passons même sur les chaînes de télévision étrangères et sommes devenus des pestiférés”, résume amèrement notre interlocuteur.
Aux autorités qui lui reprochent son manque d'hygiène, la population de Kehaïlia rétorque qu'elle n'a pas avec quoi se laver. “Cela fait un mois que nous n'avons pas d'eau. Après le drame, on nous a promis de nous alimenter régulièrement. Mais les robinets sont restés secs”, se plaint Khadidja. Quotidiennement, la corvée de l'eau la conduit à remplir des jerricans auprès d'un vendeur ambulant au prix de 20 DA les dix litres. “Des fois, il ne passe pas et nous sommes obligés de nous rabattre sur les réserves ou d'aller à Tafraoui mendier l'eau chez les gens”, confie encore la ménagère.
Aujourd'hui, une voisine disposant d'une citerne a bien voulu la dépanner d'un bidon de 20 litres. “À quoi bon pourrait me servir une quantité aussi dérisoire, à cuisiner, à laver le linge ou à faire la toilette à mes enfants ?”, s'interroge Khadidja, désarmée. D'un mouvement du menton, elle désigne de joyeux chérubins qui gambadent dans un vaste champ. Aux épingles de foin s'accrochent çà et là des sachets noirs. “Il y avait ici une décharge. Avec la peste, les gens de la mairie ont ramené des engins et ils ont nettoyé les lieux. Mais depuis, ils ne sont plus revenus”, souligne Khadidja. Tout comme ses voisins, elle est sommée désormais de ne pas jeter les ordures n'importe où, de les garder dans des sacs et d'attendre le passage des agents communaux chargés de la collecte. Amoncelés au fil des jours, les sacs commencent à dégager des odeurs nauséabondes. Que fait la mairie ? Engagée sur un autre front, la collectivité demande prestement aux éleveurs et aux aviculteurs d'éloigner leur champ d'activité du périmètre urbain. D'après les experts, la peste provient des étables et des batteries de poules qui pullulent dans le hameau. “Où veut-on qu'on aille ? Dans la montagne chez les terroristes !”, s'exclame Mohamed, furieux. “Loukan ma netghabrou'ch ou ma netwaskhou'ch, ma naklou'ch” (si on ne se salit pas, on ne mangera pas), lance-t-il ensuite dans un aveu superflu. Eleveur de bovins, notre interlocuteur ne comprend pas qu'on puisse accuser les bêtes d'être à l'origine de la peste, alors qu'elles n'ont jamais rien provoqué par le passé. “Les nomades des alentours vivent au milieu de leurs troupeaux, mais ils ne sont pas pour autant malades”, tonne-t-il, rageur. Comme l'ensemble de la population de Kehaïlia, Mohamed reproche aux autorités de vouloir trouver des boucs émissaires pour dissimuler leur faillite et occulter leur responsabilité. “Et ces égouts à ciel ouvert, c'est peut-être de notre faute aussi !”, s'écrie-t-il. Assis sur un trottoir, Mohamed regarde une eau sombre couler d'une canalisation orpheline. Le liquide pestilentiel se répand dans la rue puis se déverse dans les champs. La mort guette chaque jour Kehaïlia.
Outre la peste, le village couve peut-être des maladies tout aussi mortelles que la typhoïde ou même le choléra. D'où viendra le salut, du ciel ou des hommes ? “Le monde et la civilisation se sont arrêtés à l'entrée de notre village”, assène Mustapha, un jeune désœuvré. Du regard, il balaye le décor presque nu. À Kehaïlia, il y a une école primaire, un dispensaire, un bureau de poste, une mosquée et une route, un interminable tronçon poussiéreux qui a englouti, il y a deux ans, les maigres subventions dont a bénéficié la localité.
Comme d'autres chômeurs, Mohamed a trouvé là une opportunité d'emploi occasionnel. Depuis, il essaye en vain d'intégrer une fabrique de Coca-Cola installée à Tlélat.
Toutefois, son certificat de résidence a constitué le principal obstacle à son recrutement. Bien avant l'épidémie, les habitants de Kehaïlia étaient déjà fuis comme la peste. Certains crient à l'oubli, d'autres dénoncent une sournoise ségrégation. Face aux horizons noirs, tous ont fini par broyer leurs plus maigres espérances. Sans la peste, Kehaïlia est un vaste mouroir.
S. L.


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