Etre un grand peintre et n'avoir exercé son art que pendant quinze ans à peine, cela relève de l'exploit. C'est pourtant ce que Théodore Géricault a accompli. En effet, il ne se met devant un chevalet qu'à la fin de ses études. Il meurt à trente-trois ans, et la dernière année il est cloué au lit, incapable de s'approcher de ses pinceaux. Pourtant son Radeau de la Méduse aujourd'hui au Louvre, est un chef-d'œuvre. Qu'on qualifierait d'immortel si, malheureusement, l'utilisation excessive de bitumes par Géricault n'entraînait une détérioration inéluctable de cette œuvre magnifique. On peut dire que Géricault, pendant toute sa courte carrière, se cherche. Et à la fin de son existence, il déplore : «Si j'avais seulement fait cinq tableaux, mais je n'ai rien fait, absolument rien !» Pourtant, de bonnes fées se sont de toute évidence penchées sur le berceau de Théodore. Il est beau, charmeur, il plaît à tous, il a de la fortune. Son père, veuf de bonne heure, sa grand-mère... tout le monde l'adore. On fait ses quatre volontés, et il en profite pour abandonner ses études à dix-sept ans. Dès cette époque, il possède une écurie, fréquente le monde où ses beaux yeux à la rêverie orientale font merveille — s'adonne au chant... et sa belle voix émeut les dames. Enfin, il se met à la peinture. Il s'y voue avec passion, comme pour tout ce qu'il fait. En 1819, Géricault fait l'événement en présentant au Salon Le Radeau de la Méduse. L'artiste n'a que vingt-huit ans, et le tableau est tout d'abord intitulé Scène de naufrage, titre qu'il conservera d'ailleurs longtemps, mais tout le monde connaît l'histoire scandaleuse de l'événement représenté : il ne date que de trois ans. En juillet 1816, la frégate la Méduse quitte l'île d'Aix. Elle emporte quatre cents soldats et marins français pour occuper le Sénégal qui, jusqu'à la chute de Napoléon 1er, était aux mains des Anglais. Le commandant a des problèmes avec son équipage. Le navire s'échoue sur les récifs du banc d'Arguin, près des côtes du Sahara. Les canots de sauvetage sont insuffisants et, après cinq jours de vains efforts pour dégager la Méduse, on décide d'installer sur un radeau de fortune environ cent cinquante hommes et une cantinière, qui ne quitte pas son époux. Toutes ces personnes sont choisies parmi les marins et les simples soldats. On les installe, tant bien que mal, sur un radeau improvisé de vingt mètres sur sept. Ce radeau doit être remorqué par les canots. Soudain les amarres qui le relient aux canots sont coupées, et le radeau dérive... La chaleur est épouvantable ; les naufragés baignent dans l'eau de mer jusqu'à la ceinture ; les provisions sont nulles, car il ne s'agit que de biscuits qui sont déjà tombés dans la mer. Il y a plusieurs barils de vin, mais pas d'eau potable. Ceux qui sont sur le radeau sont souvent d'anciens bagnards, des marins de fortune recrutés un peu partout. Une troupe sans discipline. D'autant plus que seuls trois officiers ont accepté de partager leur sort. Corréard, ingénieur de la Marine, Savigny, chirurgien, et l'aspirant Coudin. La bousculade est insupportable ; on pousse à l'eau soixante-trois des malheureux aucun secours n'est en vue. On se livre, sous l'empire de la faim, à des actes d'anthropophagie. Après trois jours, certains naufragés construisent au centre du radeau une plate-forme qui permet de se tenir au sec, mais dès le quatrième jour la chaleur africaine, dite «calienture», provoque des crises de folie. Certains se jettent à la mer pour aller «boire un coup au cabaret du coin» ; d'autres succombent aux blessures infligées par leurs compagnons de misère. Car les soldats ont emporté leur sabre. (à suivre...)