A la fin du siècle dernier, à Londres, des voitures armoriées attelées de chevaux superbes défilent devant une galerie de peinture en vue, la galerie Agnew. Une foule élégante pénètre dans le bâtiment. Et chacun verse le prix d'entrée pour être amené à contempler un chef-d'œuvre de la peinture britannique : le portrait de la duchesse de Devonshire, peint vers le milieu du XVIIIe siècle par le fameux Gainsborough. On connaît la vie mouvementée de la duchesse, mais on ignore quel fut le destin du portrait après qu'il eut été exécuté et livré. Toujours est-il que, en 1841, une certaine Miss Maginnis, maîtresse d'école à la retraite, fait savoir qu'elle en est la légitime propriétaire et qu'elle désire le vendre... Un certain John Bentley le lui achète, et s'empresse de le revendre à un marchand de tableaux, M. Wynn-Ellis, pour soixante guinées. Il doit apprécier l'œuvre puisqu'il la conservera pendant soixante ans... A moins qu'il n'ait cherché en vain un amateur pour cette beauté d'autrefois. Toujours est-il que Wynn-Ellis meurt et que le tableau, avec le reste de son fonds de commerce, se retrouve mis en vente par la maison Christie's. Cette fois-ci, en pleine Belle Epoque, les Américains sont déjà friands de chefs-d'œuvre du passé. Les enchères débutent modestement à 5 250 dollars et montent allègrement jusqu'à 52 500 dollars. Il y a des amateurs. D'autant plus que le dernier enchérisseur est un membre de la famille de la regrettée duchesse. Mais les Agnew, redoutables marchands, sont dans la salle. Ils emportent l'œuvre pour 53 025 dollars. Jamais on n'a vendu un Gainsborough pour une telle somme ! Mais une désagréable surprise les attend : une lettre furibonde au Times. Elle est signée par le duc de Devonshire du moment, qui suffoque : «Georgiana Spencer, fille du comte Spencer et épouse du duc de Devonshire, cinquième du nom, a bien été peinte par Gainsborough. Mais ce tableau est depuis demeuré dans le château des Devonshire, hérité de père en fils et n'a jamais quitté son mur.» La situation se complique quand quelqu'un avance que le portrait de la duchesse ne serait en réalité qu'un dessin de Romney, peintre assez inférieur à Gainsborough. Et on prétend que ce serait à l'initiative de Wynn-Ellis que ce croquis, retravaillé par un tâcheron, aurait été transformé en Gainsborough... Heureusement pour les Agnew, les historiens d'art arrivent à la rescousse et prouvent que Gainsborough a fait au moins trois portraits de la duchesse. Ils arrivent même à démontrer que celui vendu chez Christie's a, pendant longtemps, figuré dans les galeries de l'Académie royale. Comment est-il passé de l'Académie aux mains de la maîtresse d'école ? Mystère. Pour l'instant, la foule se presse chez Agnew et parmi les admirateurs de La Duchesse on pourrait, si l'on y songeait, repérer deux gentlemen qui n'ont rien d'amateurs d'art... Ce sont MM. Worth et Philips. Le premier est du genre freluquet, mais ses bras et ses mains sont d'une longueur inhabituelle. Le second est une véritable armoire à glace que l'on surnomme «Junka». Adam Worth est un repris de justice plusieurs fois condamné aux Etats-Unis. Mais il n'a jamais été coupable d'aucune effusion de sang. Pour le quart d'heure il est préoccupé : son frère vient d'être arrêté à Paris pour trafic de fausse monnaie, et il est actuellement en prison à Londres. Worth a proposé de payer sa caution, mais ses propres exploits ont provoqué le refus du juge. Il faut qu'il trouve quelqu'un d'honorablement connu qui accepte de cautionner John Worth. (à suivre...)