Une petite maison de garde-barrière, avec des géranium en pot et des salades dans le jardin. Mme Van Beck vient de relever la barrière, l?omnibus de 7h 56 vient de passer. De loin, elle aperçoit le facteur sur sa bicyclette, qui franchit les rails pour venir jusqu?à elle. «Voilà le journal, madame Van Beck, et du papier bleu ! ? Du papier bleu ? Qu?est-ce que c?est ? ? Oh ! un truc. Tenez, c?est marqué là : ministère des Armées. Personnel. C?est pour votre fils !» Mme Van Beck remercie le facteur qui s?éloigne déjà, et rentre dans sa petite cuisine, le papier bleu à la main. Elle cherche ses lunettes pour mieux lire, et ne les trouve pas, comme d?habitude. Tour en fouillant dans sa corbeille à ouvrage, sur le buffet, sous les coussins du fauteuil, elle se dit : «ça doit être pour Pierre. Voyons, il a fait son service il y a trois ans et ils l?ont réformé. Qu?est-ce qu?ils peuvent bien lui vouloir ?» Enfin, elle déniche ses lunettes entre deux pelotes de laine et déchiffre lentement l?adresse : Monsieur Jean Beck, route de Blavent, par Zichem. Jean ? Une sorte de vertige s?empare de Mme Van Beck. Jean ! Mais qui est Jean ? Jean n?est rien, il n?existe pas, il n?a jamais existé ! Comment peuvent-ils écrire à Jean ? Et pourquoi, mon Dieu, pourquoi ? Fébrilement, elle déchire le papier bleu et parcourt le texte imprimé : «Vous êtes prié de vous présenter le 7 juillet 1954, à huit heures du matin, à la caserne de Zichem pour y subir les examens du conseil de révision. En cas d?aptitude au service, vous serez incorporé?» Mme Van Beck ôte ses lunettes. Elle n?y voit plus clair. Ses yeux sont pleins de larmes. De grosses larmes, épaisses, venues de loin, de si loin, et qui tombent silencieusement sur le papier bleu, en y laissant des taches rondes. Il n?y a personne dans la maison. Son fils Pierre est en Afrique, il y travaille comme forestier. Et il n?y a plus de M. Van Beck depuis longtemps. M. Van Beck l?a épousé en 1930 et il est parti en 1934 dans la Légion étrangère. Elle ne l?a jamais revu. C?est un papier qui lui a appris sa mort en Indochine, quelque temps plus tard. Un papier presque comme celui-là. Mme Van Beck froisse ce papier bleu et le fourre dans la poche de son tablier. Toutes ces images qui lui reviennent, tous ces souvenirs oubliés lui tournent la tête? Maria Van Beck est une femme simple. Mariée à dix-neuf ans, veuve à vingt-quatre, elle a obtenu de conserver ce poste de garde-barrière pour pouvoir élever son fils Pierre, âgé de trois ans. Son père était déjà garde-barrière, elle a toujours vécu dans cette petite maison, toujours. Et le secret de sa vie y est enterré. Elle le croyait enterré pour toujours. Ce maudit papier a tout réveillé. Maria erre dans sa maison toute la matinée. Elle cherche à prendre une décision difficile. C?est dur, très dur quand on est seule à quarante ans, sans personne à qui se confier. Puis elle se décide. Maria décroche le téléphone mural et appelle son chef de centre. Il lui faut prendre la journée du lendemain et se faire remplacer. Le chef de centre, qui la connaît depuis toujours, s?inquiète amicalement. «Vous êtes malade, madame Van Beck ? ? Oh ! non. Mais je dois aller voir quelqu?un dans l?administration à Zichem. ? Ah ! bon. Eh bien je vous envoie quelqu?un pour la journée.» Toute la nuit, la petite lumière a brillé dans la chambre de Mme Van Beck. Et au matin, bien avant le train de 7h 56, elle est habillée, son chapeau sur la tête et son sac serré contre elle. Le papier bleu, soigneusement défroissé, est plié en quatre à l?intérieur. (à suivre...)