Le capitaine de vaisseau Pierre-Jean Ronarc'h est soucieux en cette matinée du 10 mai 1940. Ce n'est pas tant en raison de la situation militaire. Si la France est en guerre depuis septembre 1939, les choses ne se passent pas trop mal ou, pour être plus précis, il ne se passe strictement rien. Ce qu'on a pris pour habitude de nommer la «drôle de guerre» s'éternise et on ne voit pas pourquoi cela ne continuerait pas ainsi. C'est d'ailleurs indispensable pour que le capitaine de vaisseau Ronarc'h puisse mener à bien la mission délicate et capitale qui lui a été confiée assurer la mise en service du «Jean Bart», qui sera le plus grand cuirassé de la marine française et qui est actuellement en construction à Saint-Nazaire. Il y a près de quatre ans que ce géant des mers de trente-cinq mille tonnes est en chantier. Précisément, c'est le 12 décembre 1936 que le ministre de la Marine, Jarnier-Duparc a posé le premier rivet. A l'époque, la mise en service du navire était prévue pour la mi-1941. Avec la guerre, le délai a été avancé à la fin de l'année 1940. Pour ce faire, le nombre des ouvriers a été porté à trois mille et ils travaillent dix heures par jour. Le téléphone sonne dans le bureau qui sert de quartier général du capitaine de vaisseau Ronarc'h et qui domine les installations portuaires de Saint-Nazaire. Celui-ci reconnaît la voix de son aide de camp. Il a l'air très inquiet. — Capitaine, les Allemands ont attaqué dans les Ardennes. — Et cela se passe comment ? — Mal, très mal. Leur avance semble irrésistible ! Le capitaine de vaisseau raccroche. Il ne veut pas céder à un pessimisme excessif, il ne peut pourtant s'empêcher d'avoir une terrible pensée : et si les Allemands arrivaient à Saint-Nazaire avant que le navire soit fini ? Pour empêcher qu'ils s'en emparent, il serait obligé de donner l'ordre de le saborder. Il ferait détruire cette merveille qu'il voit s'élever sous ses yeux jour après jour. Et cela, il se refuse à l'envisager. Quoi qu'il arrive, «le Jean Bart» prendra la mer ! 15 mai 1940. Pierre-Jean Ronarc'h ne se voulait pas trop pessimiste, malheureusement la situation dépasse les pires appréhensions. La veille, les Allemands ont enfoncé les lignes françaises et, à présent, ils foncent vers le sud. Nos troupes sont partout en pleine débandade, la guerre semble dès à présent perdue. Plus que jamais, Ronarc'h s'accroche à ce qui lui apparaît maintenant comme sa mission sacrée : sauver «le Jean Bart». C'est pourquoi il a convoqué l'ingénieur chef du chantier. L'atmosphère est grave. Tous deux sont conscients de l'importance de l'enjeu. Le capitaine de vaisseau prend la parole : — En augmentant les cadences et le nombre des ouvriers, quand pensez-vous terminer les travaux ? — En mettant les choses au mieux, fin juillet. — Les Allemands risquent d'être là bien avant. J'ai décidé que «le Jean Bart» appareillerait le 19 juin. — C'est impossible ! Cela fait plus de cent jours d'avance sur le programme. — Vous porterez les effectifs à trois mille cinq cents ouvriers et la durée de travail à douze heures par jour. — Même dans ces conditions, cela ne suffira pas. — Nous limiterons l'équipement au minimum : le moteur, trois chaudières, deux pompes, l'armement et les moyens de transmission. Vous laisserez de côté tout ce qui est logement. L'ingénieur chef regarde avec perplexité son interlocuteur. — En admettant que par miracle ce soit possible, comment «le Jean Bart» pourra-t-il prendre la mer ? Le chenal n'est pas dégagé. — Je sais. C'est pour cela que j'ai convoqué aussi l'ingénieur des ponts et chaussées. (à suivre...)