Images n Il est 13h 30 et le muezzin du port appelle à la prière. A l'exception d'une forte odeur de sardine grillée qui s'échappe d'un restaurant alentour, rien n'indique que nous sommes dans une pêcherie. Et qui plus est de Beni-Saf. Pas de Raïs à bâbord, pas de marins à tribord, aucune bascule dans la grande salle désertée au pavé gélatineux, pas le moindre cageot, pas le moindre bleu de shanghaï comme si les mareyeurs s'étaient brusquement volatilisés. Lorsqu'arrive le chalutier «Amir» près de l'embarcadère et qu'il s'apprête à accoster, la manœuvre est automatique, réglée comme du papier à musique. Un homme lance une corde pour permettre au chalutier de se fixer, enjambe le pont et procède aux premières mesures d'amarrage, un autre coupe le moteur… …Le navire tangue puis s'immobilise sur sa ligne de flottaison. Aussitôt une foule sortie d'on ne sait où, s'agglutine devant la passerelle, pour voir la qualité et la quantité de poisson débarqué. C'est à partir de là qu'elle pourra enchérir. A peine la première cargaison de pageots blancs dont l'écaille étincelle sous le pâle soleil de janvier, que les premiers revendeurs donnent de la voix. — 90, annonce le mandataire, 91,92 qui dit mieux ? Les chiffres s'égrènent à une vitesse folle. Un doigt se tend. — 93 ! Une main se lève dans la foule : — 94 ! — Vendu, annonce le mandataire. Cela va très vite. En l'espace d'une demi-heure la précieuse cargaison est écoulée. C'est alors que la pêcherie, s'anime et s'enfle de nouvelles clameurs, comme sous l'effet d'une baguette magique. On crie, on s'interpelle. Le poisson est vendu ici en gros, là-bas au détail. On court, on s'agite. Il n'y en aura pas pour tout le monde. C'est si vrai que les premières voitures qui franchissent l'enceinte portuaire repartent bredouilles. La moisson a certes été plutôt maigre. Pas de calamars, ni de langoustines, pas de crevettes ni même des écrevisses et pourtant à chaque fois qu'un chalutier arrive au port en cette froide saison, tout ce que Beni-Saf compte comme commerçants, fonctionnaires et artisans se donne rendez-vous sur les quais. Et curieusement, ce poisson pêché au petit matin, vendu en début d'après-midi, n'est pas disponible à Beni-Saf, mais dans les bourgs reculés de l'arrière-pays, à Targa par exemple, à Hassi El-Ghella et même à Ouelhaça. Il faudra bien un jour nous expliquer ce mystère comme il faudra bien nous expliquer pourquoi il n'y a pas d'enfants dans les rues. Nous n'avons pas vu le moindre môme traîner sur les boulevards comme nous n'avons pas vu le moindre linge étendu sur les balcons, on croit rêver. Il y a peut-être une raison à cela : la pudeur légendaire des Beni-Safiens. Ceci explique cela