Que reste-t-il de l?âge d?or de la Pêcherie d?Alger ? Ayant vécu des années de faste, elle peine, aujourd?hui, à continuer d?exister et son image se ternit chaque jour davantage au grand dam des restaurateurs et de quelques rares fidèles. Tout commence à 4h. Chalutiers et sardiniers entrent dans le quai. Les grues sont actionnées, des milliers de caisses vides en bois et en plastique sont entreposées. Les armateurs descendent, les garçonnets accourent avec leurs charrettes. Des camions frigorifiques et autres véhicules commerciaux sont stationnés à l?extérieur, dans un parking improvisé et gardé par deux jeunes. A la poissonnerie d?Alger, communément appelée la Pêcherie, le travail du «poisson» est réglé à la minute près. Trois heures plus tard, c?est-à-dire à 7 heures, plus personne sur les lieux. Les odeurs encore fraîches de l?allache, de la sépia, de la sardine, de la crevette, de la dorade, de l?espadon... emplissent l?atmosphère. En l?espace de trois heures, le poisson pêché passe entre des milliers de mains pour arriver aux consommateurs. Et à quel prix ! La sardine qu?on achète entre 140 et 150 DA le kilo, est proposée par les onze mandataires à la Pêcherie à pas moins de 100 DA, la crevette grise qui se vend entre 1 500 et 2 000 DA le kilo sort de la Pêcherie à pas moins de 800 DA. La sépia, poisson de première qualité, est vendue dans les «carreaux», à 500 DA pour atterrir chez le citoyen à pas moins de 750 DA. L?espadon frais, lui, est introuvable. Ce qu?il y a, en revanche, c?est le «faux» espadon ! Un gros poisson des rivières et des barrages qu?on appelle «poisson nettoyeur», vendu à la Pêcherie à raison de 80 DA le kilo et que les revendeurs sans scrupules proposent, une fois en tranches, aux consommateurs comme de l?espadon frais. Le prix : 800 DA le kilo. Pas le moindre kilo de crevette royale ou impériale. «A la Pêcherie, prononcer son nom relève du ridicule», nous avertit M. Stitene, un des onze mandataires. Renseignement pris, ce crustacé tant prisé est vendu en haute mer à des bateaux étrangers au prix fort, en euro ! «L?euro c?est mieux que le dinar, n?est-ce pas ?» lance un revendeur de la rue de la Lyre, un habitué de ces lieux qui dit avoir hérité ce métier de son père et connaître le monde mystérieux du poisson. A la Pêcherie, quelques mandataires disent qu?ils se lèvent tôt pour ne rien gagner. Les exemples sont légion. «Ce matin, l?armateur ne m?a ramené qu?une moisson d?un million de centimes. Alors qu?il a fait 3 millions de mazout», se lamente un vieux mandataire. Un autre cloue carrément les armateurs au pilori : «Certains font sortir leur marchandise et la vendent hors du marché pour ne pas en payer les droits. En procédant de la sorte, ils nous pénalisent doublement. Non seulement, ils nous privent de marchandise, donc de vente et de bénéfice, mais nous forcent à payer seuls les droits de marché, alors que la loi dit que les droits de marché, 90 DA la caisse, doivent être payés par les deux, les armateurs et les mandataires.» Un troisième admet que la «vente illicite» du poisson de bonne facture en haute mer par quelques armateurs est derrière la rareté du produit sur le marché et, par ricochet, sur la relation qualité / prix. Le «faux» poisson frais fait aussi parler de lui dans ce grand bazar. «Détrompez- vous, le poisson que vous mangez n?est pas tout le temps frais. Sinon à quoi sert le grand congélateur de la poissonnerie», confie dans un murmure un vieillard, vêtu à la Popeye. Quelques instants plus tard, une scène va lui donner raison : une grosse palette de poissons nettoyeurs va être immédiatement transportée dans le fameux congélateur !