A. Lemili Des éléments qui font la particularité de Constantine, il en existe à profusion mais, une fois évacués la gandoura, les ponts, l'art culinaire dit noble, le surdimensionnement des fêtes de mariage, circoncision, de la réussite aux examens jusqu'à une certaine période circonscrite au baccalauréat mais aujourd'hui étendue jusqu'à la sixième et par voie de conséquence tous les excès qui en découlent, il y a deux indices essentiels qui marquent un certain dénivellement dans l'ensemble des valeurs qui font l'histoire de la ville. Ces deux indices sont la disparition du voile local, en l'occurrence la m'laya, et inversement l'émergence d'un plat ordinaire, voire même très ordinaire de pois chiches, également et surtout appelé «double-zit» ou «double-zeit», selon que la prononciation se veut citadine, que tout visiteur à Constantine met un point d'honneur à goûter et ce quel que soit son statut social. Question de statut d'ailleurs, de belles brochettes de membres des gouvernements qui se sont succédé depuis l'indépendance avaient leurs habitudes en ce sens. Preuve en est que jusqu'à l'heure actuelle, quelques uns parmi les ministres en exercice recommandent à des visiteurs ponctuels de la ville des ponts, ou sinon à des amis, de leur en ramener au cas où ils seraient de passage à hauteur de la capitale. Inversement la m'laya, ce voile qui faisait la discrétion de la Constantinoise et surtout contribuait à en multiplier les mystères de la beauté, notamment pour les jeunes femmes, ou imposait le respect absolu quand il était porté par une femme d'un certain âge, a pratiquement disparu. Et rencontrer une personne qui en porte relèverait littéralement de la découverte du Graal. A telle enseigne, qu'il y a une année un cinéaste, Badre Eddine Mili pour ne pas le citer, a été obligé de recourir à des figurants pour la circonstance habillés de m'laya pour interpréter les rôles de femmes. C'est dire. Il n'est pas nécessaire de s'étaler sur le remplacement de la m'laya par des accoutrements autant étranges les uns que les autres. S'agissant toujours de la traditionnelle m'laya, nombreux sont parmi les Algériens vivant à l'étranger qui en demandent également à ceux qui leur rendent visite. Pour l'anecdote, l'épouse italienne d'un de nos compatriotes vivant à Buenos Aires l'avait essayé une fois, après avoir vu l'une de ses hôtes la mettre pour sortir, et l'a adopté par la suite durant tout son séjour à Constantine pour toutes ses sorties. Entre ces deux éléments de la vie quotidienne, l'un a donc disparu et l'autre s'est multiplié. En se raréfiant, une chose devient de fait inestimable, mais en se multipliant elle se déprécie. C'est une règle basique d'économie pour les nuls. C'est ce qui s'est passé pour le bol de pois chiches, lequel a d'abord extrêmement augmenté en matière de prix et formidablement perdu en qualité, et pour cause les conditions inimaginables dans lesquelles il est préparé, en plus de la nature même de l'hygiène des ustensiles et des lieux qui servent à la restauration. Il y a lieu de rappeler qu'au lendemain de l'indépendance, ce type de commerce n'était pratiqué que par trois personnes que le tout-Constantine connaissait sous le nom de «Baassous», «Moustache» et «aâmi Allaoua», qui est le plus illustre d'entre les trois. Ils ont tous les trois disparu et seule l'échoppe du dernier est encore exploitée par l'un de ses petits-fils, lui-même ayant succédé à son père. En somme, le double-zit de père en fils comme n'importe quel autre type d'activité commerciale et/ou de métier. L'heur nous a été donné de rencontrer pour le compte de la Tribune, l'un des premiers repreneurs du commerce. Celui-ci nous avait alors fait des confidences sur le secret de fabrication d'un plat du pauvre qui, de fait, avait fait tomber les barrières de différence de classes. En réalité, secret est un bien grand mot pour quelqu'un qui nous dira, voire nous apprendra que le rondeau, cette immense marmite qui, en d'autres temps, aurait ressemblé au chaudron dans lequel le druide Panoramix préparait sa potion magique, n'était que maintenu chaud sur le réchaud car la préparation se faisait aux premières heures du matin à la maison et n'était pas la propriété culinaire du père mais de son épouse. Ceci à telle enseigne que n'était préparé qu'un rondeau et pour cause l'impossibilité d'en faire plus, d'où l'épuisement du produit parfois avant que les fonctionnaires et les écoliers ne rejoignent leur bureau ou classe. C'est d'ailleurs à ce titre que n'en profitaient que les gens qui travaillaient (cheminots, agents hospitaliers, cafetiers) la nuit ou commençaient tôt leur journée (manœuvres), sinon les voyageurs. L'augmentation de la population induisait automatiquement de nouveaux besoins, d'où la naissance de nouvelles échoppes et leur extraordinaire multiplication compte tenu de la demande phénoménale qui s'en est suivie. Le plat a sans doute gagné en matière de profit commercial mais a énormément perdu en popularité, sinon de la touche poétique qui l'a toujours accompagné et laquelle, quelque part, avait fait et son histoire et celle de la cité. A. L.