Comment s'arrêter un instant, oublier tout et remonter le cours des décennies pour rendre hommage ? Dire une pensée, une oraison, sur un être avec qui on a vécu une partie de son adolescence et de sa prime jeunesse sans l'avoir revu au moins une seule fois au bout d'une quarantaine d'années ? Plus terriblement grave et insensé, quand on l'a presque complètement oublié. Saisi dans l'engrenage de la vie courante où les événements, des plus anodins aux plus marquants, ne daignent jamais renvoyer à des situations propices qui inciteraient à placer sa souvenance quelque part dans un épisode de sa vie. D'autant qu'on a évolué dans un univers professionnel, depuis de longues années, avec des individus qu'on appelle les correcteurs. Et qu'on peut considérer comme les parrains du produit journalistique, littéraire ou de tout ce qui parait dans les supports de l'univers éditorial. Des collègues avec qui on partage le repas et le café. Les idées sur la situation et le devenir de la presse écrite, dans le modèle du papier, mais sur l'évolution de la langue surtout. On parle avec eux de l'expérience comparée avec le monde éditorial étranger, puisque dans la langue française, l'intérêt est souvent porté dans ce qui se passe en France. Le statut du correcteur dans les journaux qui paraissent chez l'ancien colon. Les manières dont ils rapportent l'actualité et les événements, l'effort qu'ils consentent pour concilier les critères de l'académie avec la particularité des signatures, par rapport à la nature de la rubrique et les référents linguistiques en cours dans la communauté. On ne cite pas de nom, on ne peut pas, ne sait pas le faire, parce que les correcteurs sont uniformément anonymes. Ils agissent dans l'ombre, même si parfois ils sont obligés d'essayer de rentrer dans l'esprit du journaliste pour dénouer, dans la syntaxe et la lexicologie, une nodosité dans le bien fondé d'une formulation. De la manière curieuse - et concernée- d'en savoir sur des professeurs de fac émérites, de patrons de service de CHU, on connait des journalistes algériens, des romanciers, des dramaturges, des poètes, des dessinateurs, exerçant en France. Sans parler des musiciens, des cinéastes, des plasticiens, des chorégraphes ou danseurs. Ils ont un prénom, un patronyme et plus ou moins de la réputation. Mais correcteur ? Ces créatures du bon Dieu qui ont pour destinée de «rectifier les erreurs» pour rendre le langage conforme à la meilleure intelligence ? Quasiment jamais, jusqu'à ce jour funeste du 7 janvier, à Paris. Où un hebdomadaire satirique est attaqué par deux individus armés se réclamant de l'islam rédempteur, qui n'hésitent pas à tuer froidement douze employés de ce journal. Parmi eux cinq dessinateurs célèbres, deux chroniqueurs, dont une femme, et un correcteur. Ce n'est que tard dans la nuit que le nom et l'effigie de ce correcteur sont montrés dans les réseaux du Net : «Mustapha Ourad, dit ‘‘Baudelaire'', féru de littérature et de philosophie.» Aussitôt la conscience reprend le dessus sur l'oubli. Aucune ombre de doute sur l'ancien camarde du lycée, oui, dans le groupe des internes. Difficile de se rappeler dans quelle classe Science-ex il était, ce rêveur kabyle qui ne parlait pas un mot d'arabe, amoureux de la rime et de la pensée cartésienne. De celle de Farid Cherbal, aujourd'hui professeur de biologie à Bab Ezzouar ou de celle de Noureddine Chenoud (Hassani de son vrai nom), l'un des précurseurs, avec Idir, Imazighen Imoula et Djamel Alam, de la chanson kabyle moderne. Mais de tous les élèves qui se rappellent de lui, il est impossible qu'il ne leur en souvienne pas que «Baudelaire» ait tout le temps dans la main un ouvrage à lire. En arpentant les corridors, les deux cours du lycée, au fond dans la salle d'études ou dehors, dans un coin de l'escalier du jardin Marengo, ou sur un rocher de Qaa Essour, le profil brassé par la brise étésienne. N. B.