Les ravages de la pandémie du virus de l'immunodéficience humaine (VIH/sida) ont mis sur la place publique la question de l'accès aux médicaments et des inégalités de santé : des traitements efficaces - les trithérapies - sont disponibles au Nord, mais leur coût élevé les rendait inaccessibles au Sud, là où se trouvent l'immense majorité des malades Au début des années 2000, la bataille menée au Brésil, en Afrique du Sud ou en Thaïlande pour faire passer la santé avant les profits, a amené l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à reconnaître la légitimité du recours à des flexibilités prévues dans ses accords sur la propriété intellectuelle. A cette époque, le Brésil faisait figure de modèle avec la fourniture gratuite de traitements contre le VIH. Une quinzaine d'années plus tard, le principe de la couverture universelle des patients vivant avec VIH, le virus des hépatites ou d'autres maladies graves est toujours d'actualité. Mais les critiques se font vives et évoquent une régression dans l'accès aux médicaments innovants. Exit l'affrontement avec les industriels, l'heure est aux partenariats. Une évolution, que les autorités brésiliennes expliquent par une modification du rapport de force, mais qui résulte aussi d'une pression moins forte de la société civile. Un mauvais choix pour la santé publique Pour Pedro Villardi, l'un des responsables de l'Association brésilienne interdisciplinaire sur le sida (ABIA) et coordinateur du Groupe de travail sur la propriété intellectuelle (GTPI), «le mouvement des ONG contre le sida a été très bien organisé jusqu'à fin 2010. Les autorités ont estimé que le sida était sous contrôle. Le ministère de la Santé et le programme “sida et hépatites” ont incorporé beaucoup d'organisations de la société civile dans leur sphère d'influence. Nous faisons figure d'exception et menons une critique politique, notamment sur les brevets». «Auparavant, dès qu'il y avait un obstacle dans l'accès à un traitement contre le VIH, le ministère de la Santé et le gouvernement se battaient contre lui, constate pour sa part Felipe Carvalho, de médecins sans frontières (MSF). Aujourd'hui, pour l'hépatite C, le gouvernement accepte que des patients ne reçoivent pas les nouveaux traitements, pourtant plus efficaces et mieux tolérés.» «Le trastuzumab n'a été admis dans le secteur public pour traiter les cancers métastatiques du sein qu'en 2014, plus de dix ans après son autorisation de mise sur le marché (AMM), s'indigne le docteur Daniel Tabak, cancérologue à Rio, qui a quitté l'Institut national du cancer. Le rituximab, disponible depuis 1998, n'est arrivé au Brésil qu'en 2009, lorsque la présidente Dilma Rousseff, souffrant d'un lymphome a été traitée avant même que le médicament ait reçu son AMM ici, en 2014. La capécitabine, une chimiothérapie orale pour traiter certains cancers digestifs, n'a été autorisée qu'en 2014, soit une dizaine d'années après l'Europe.» Ces exemples font tache dans un pays dont la constitution de 1988 reconnaît le droit à la santé et qui a fait mettre en place le système unique de santé (SUS), avec un accès gratuit au service public ou parapublic. En outre, en 1996, la loi Sarney a mis en avant le principe de l'accès universel aux antirétroviraux contre le VIH. La même année, un programme de copie de ces médicaments était mis en route au laboratoire pharmaceutique fédéral Farmanguinhos, à Rio de Janeiro, une loi de 1945 interdisant de breveter des produits pharmaceutiques. Mais l'adoption d'une nouvelle loi, toujours en 1996, reconnaissant la validité des brevets, risquait d'y mettre un terme. «En 1996, la loi a reconnu les brevets alors que le Brésil était soumis à de fortes pressions de l'industrie pharmaceutique et des Etats-Unis. C'était un mauvais choix pour la santé publique et une bonne nouvelle pour les industriels. Nous avions une faille : nous n'avons pas eu de développement d'une industrie pharmaceutique publique forte», analyse Jorge Bermudez, vice-président production et innovation en santé à la Fondation Oswaldo-Cruz (Fiocruz), rattachée au ministère de la Santé, qui regroupe des activités de recherche, de soins et de production pharmaceutique (Farmanguinhos). «Faire avec le réel» Les accords de l'OMC incluent une flexibilité pour passer outre un brevet : la licence obligatoire. Un gouvernement peut importer une version générique d'un médicament depuis un pays où il n'est pas couvert par un brevet ou bien le produire localement, sans l'autorisation du détenteur du brevet, qui reçoit une compensation. Plusieurs fois, brandie sous la présidence de Lula (2003-2010), l'arme n'a servi qu'une seule fois, en mai 2007, pour un antirétroviral du laboratoire Merck, l'éfavirenz (EFV), couramment utilisé dans les trithérapies. En février 2009, les premiers lots d'une version bioéquivalente de l'EFV sortaient des chaînes de production de Farmanguinhos. Responsable du programme national «Sida et hépatites», Fabio Mesquita estime que «la situation a totalement changé. Il y a dix ans, Lula était quasi unanimement soutenu et pouvait faire passer n'importe quel projet. Le soutien à Dilma est beaucoup plus faible, elle est minoritaire au Congrès et même son parti vote contre elle. Pour combattre les laboratoires pharmaceutiques, il faut du pouvoir au Congrès et dans le peuple. Des conditions impossibles à réunir actuellement, notamment pour de nouvelles licences obligatoires. Il faut faire avec le réel. Nous négocions les prix et développons une importante politique de transfert de technologie». Très prisés par les autorités sanitaires brésiliennes, les partenariats pour le développement productif (PDP) se multiplient entre laboratoires pharmaceutiques locaux, qui produisent un produit de santé, et entreprises étrangères qui en transfèrent la technologie. Ce type d'accord concerne des médicaments jugés prioritaires par le gouvernement. Le SUS achète en grandes quantités les médicaments élaborés dans ce cadre, sans appel d'offres, à un prix inférieur aux médicaments importés. Outre l'accès privilégié au marché brésilien, l'entreprise étrangère bénéficie d'exonérations fiscales et de financements publics. Plus d'une centaine de partenariats ont été signés, dont un bon tiers avec la Fiocruz. «C'est ce type d'accord qui a été signé en 2009 avec GlaxoSmithKline (GSK) pour le vaccin contre le pneumocoque, précise Felipe Carvalho. Le Brésil n'achète donc pas celui de la société concurrente, Pfizer, et produit uniquement pour le marché national.» Depuis des années, un projet de réforme assouplissant la loi de 1996 sur les brevets au bénéfice de la santé publique est en gestation. Très investie dans la lutte contre le VIH, la députée PT (Parti des travailleurs) du district fédéral (Brasilia), Erika Kokay, en déplore l'enlisement alors que «le projet prévoit de limiter la durée des brevets et d'éviter leur prolongation abusive». «L'industrie pharmaceutique pèse beaucoup dans le pays et au Parlement, s'inquiète-t-elle. Le paiement de campagnes électorales par les entreprises et la corruption sont fréquents. Certains parlementaires, d'abord favorables ont changé leur position…» «Judiciarisation de la médecine» Erika Kokay estime que, pour «les nouveaux traitements de l'hépatite C, une licence obligatoire est possible. Beaucoup d'unités de fabrication et de projets de production existent. Le gouvernement devrait affronter davantage l'industrie pharmaceutique quand elle a un comportement abusif». Fabio Mesquita prône une autre voie : «Pour l'hépatite C, nous avons l'objectif de traiter 90 000 patients dans les deux ans et demi. Nous avons finalisé un premier contrat portant sur 30 000 traitements (de douze semaines) et négocions un nouveau contrat pour 45 000 autres. Le Brésil est le seul pays en développement à assurer un traitement universel pour les hépatites depuis les quatorze dernières années. Le prix du traitement complet pour nous est de 6 500 dollars. C'est un coût que nous pouvons assumer.» Infectiologue à Sao Paulo, le docteur Artur Timerman dresse un tableau plus contrasté : « Limiter l'accès aux nouveaux traitements, qui apportent une guérison, aux formes les plus graves est plus que discutable. Pour les autres malades, il est en pratique impossible d'y accéder. A Sao Paulo, quatre patients ont obtenu par décision de justice que leur assurance privée finance leur traitement par les antiviraux d'action directe. Il y a une judiciarisation de la médecine.» Président du Mouvement brésilien de lutte contre les hépatites virales, Arair Azambuja abonde dans le même sens. Il ne décolère pas de voir les nouveaux médicaments de l'hépatite C parvenir au compte-gouttes : «L'Etat de Sao Paulo, où 18000 personnes attendent ces traitements, n'en a reçu que 1498. Celui de Maranhao en a obtenu 16, alors que 390 patients les espèrent.» D'où les procédures judiciaires. «Mais il n'y a pas un accès égal au système judiciaire, ce qui renforce les inégalités vis-à-vis de ceux qui ne peuvent se payer une assurance privée. Avec une licence obligatoire et un générique, il serait possible de traiter tous les malades», ajoute-t-il. Le cancérologue Daniel Tabak observe, lui aussi, ces recours à la justice pour des médicaments anticancéreux non disponibles dans le SUS. «Certains laboratoires importent ainsi un traitement pour un patient donné, et cela peut se chiffrer à 100 000 dollars par an. Dans le secteur public, un médecin qui prescrirait un médicament non autorisé sans une décision de justice serait puni. Certains avocats se spécialisent dans ce genre d'affaires, ce qui accroît les inégalités.» «Intense lobbying des industriels» La racine du mal, selon Marcela Vieira, d'ABIA, coordinatrice du GTPI, réside dans le sous-financement du système de santé public : «Les achats de médicaments, à 90% couverts par des brevets, représentent un coût croissant. Le climat politique dégradé au Congrès et l'intense lobbying des industriels des différents secteurs industriels concernés font craindre que le projet de réforme de la loi sur les brevets n'aille dans une mauvaise direction et empire les choses pour la santé publique. Il faudrait réfléchir à une réforme spécifique pour la santé.» «Il faut revoir le système des brevets sur les produits de santé, affirme Eloan dos Santos Pinheiro, ancienne directrice exécutive de Farmanguinhos. Il ne devrait porter que sur le procédé de fabrication et non sur le médicament lui-même, exclure de la brevetabilité les principes actifs des traitements de maladie ayant un taux de mortalité pandémique ou des taux de morbidité élevés.» Au-delà des frontières brésiliennes, une ouverture s'est produite. Les ministres de la santé de l'Union des nations sud-américaines se sont mis d'accord en septembre 2015 pour créer un comité international destiné à négocier de manière conjointe les prix auprès des laboratoires pharmaceutiques pour les médicaments onéreux. Dans un premier temps seraient concernés les traitements contre le VIH et contre l'hépatite C. P. B.